SERIESLâcher une série en cours de route, ce n'est pas sale

Lâcher une série en cours de route, ce n'est pas sale

SERIESTrop de séries, si peu de temps. Faut-il culpabiliser d’arrêter de regarder une série en cours de route ? Nous vous avons consultés sur la question…
Annabelle Laurent et Benjamin Chapon

Annabelle Laurent et Benjamin Chapon

Lâcher des séries en cours de route sans s’accrocher jusqu’au season finale fait-il de nous des êtres inconstants ? D’affreux zappeurs à la ténacité proche de zéro, probablement vaincus par le fléau du déficit d’attention né d’Internet et qui empoisonne désormais jusqu’à notre consommation de produits culturels ?

«Pour lire le bon [livre], il y a une condition: c'est de ne pas lire le mauvais. Car la vie est courte et le temps et les forces sont limités ». Ainsi parlait le philosophe allemand Arthur Schopenhauer, décomplexant ainsi des générations de lecteurs. Problème : Schopenhauer a disparu bien trop tôt (1860) pour pondre un essai sur les séries. Et nous dire si l’on peut encore se regarder dans la glace alors qu’on a lâché Game of Thrones au bout de la saison 1, et True Detective saison 2 après le pilote.

Faute de pouvoir en parler à Schopenhauer, nous vous avons donc consulté. Et merci : vous nous avez rassurés. Près de 80 % du panel improvisé sur Twitter confesse avoir lâché une série en cours de route.

« Vous arrive-t-il d’arrêter (définitivement) une série en cours de route ? https ://t.co/f5KZ6FeMDa — 20 Minutes (@20Minutes) 22 Janvier 2016 »

Quand la série « tire en longueur », quand « les personnages perdent en épaisseur et les rebonds scénaristiques deviennent tout simplement ridicules », ou « quand je me rends compte que je me fous de savoir si machine aura survécu ou pas » : vous avez arrêté quand la série vous a déçus, ou lassés. Soit. Quoi de plus normal ? C’est un plaisir, pas un devoir, après tout.

L’ennui, par Shia LaBeouf.

Et pourtant… Toujours selon la loi implacable des chiffres, près de la moitié d’entre vous se sent « un peu morveux » ou « honteux et sale » après avoir arrêté une série.

« Quand vous décidez de ne pas aller au bout d’une série, vous vous sentez… https ://t.co/f5KZ6FeMDa — 20 Minutes (@20Minutes) 22 Janvier 2016 »

Mais pourquoi culpabiliser ? Reprenons les craintes une par une et libérons-nous une bonne fois pour toutes. En espérant que cela aide ceux qui s’enchaînent (tous seuls) au devoir. Comme cette internaute qui nous confie « son impossibilité d’arrêter Grey’s Anatomy. Cela fait désormais 12 saisons que je regarde. Et quatre saisons que je souffre et que je me dis qu’il faut que j’arrête. Mais je n’y arrive pas. C’est comme une drogue. Je sais que je vais souffrir, que ça va me faire du mal tellement c’est (devenu) mauvais. Mais pourtant j’y reviens toujours. AIDEZ-MOI ! »

Pourquoi serait-ce impossible d'arrêter?

1. Parce que vous ne connaîtrez jamais la fin ?

Pourtant, s’épargner la fin, c’est s’épargner :

- Une fin pourrie. Ou décevante. Ce qui a pas mal de chances d’arriver. Sinon n’existerait pas, sur Reddit, le thread ci-dessous. « Quelle série ne vaut-elle pas le coup d’être terminée ? ».


- C’est aussi s’épargner le deuil post-séries qu’ont connu récemment les fans de Mad Men, Parks and Recreation ou Downton Abbey. Soit « l’angoisse de séparation ». Un terme que n’hésite pas à employer le psychanalyste Michael Stora, que nous sollicitons pour notre sujet (qu'il trouve tiré par les cheveux). « L’angoisse de séparation la plus archaïque au monde, c’est la naissance, rappelle-t-il. Certains spectateurs vivent une vraie angoisse de séparation à la fin d’une série. » Si vous n'avez en revanche jamais terminé une série de votre vie, peut-être qu’il y a chez vous «une forme de labilité, qui est un trait hystérique, et consiste à ne pas jamais se confronter à la fin, suggère le psychanalyste. Comme dans une histoire amoureuse où les gens ne veulent pas être attachés ou dépendre de l’autre. Ceci dans le cas où le rapport aux séries est excessif bien sûr.»

- Pourquoi une bonne série serait-elle forcément celle que l’on a terminée ? Combien de fois avez-vous eu le dialogue: «T’as vu Breaking Bad ? - Oui mais pas en entier. - Ah, ça ne t’a pas plu ? ». Là encore, on peut s’en tirer en revendiquant l’héritage de Samuel Johnson (1709-1784), un critique littéraire qui ne lisait jamais les livres du début à la fin, et s’en félicitait. Le traducteur et écrivain Tim Parks le citait en 2012 dans un article où il s’interrogeait sur la nécessité de terminer ou non les livres. « N’arrive-t-il pas que l’on choisisse de fermer un livre avant la fin, ou avant même d’être parvenu à la moitié, et que l’on ait malgré tout le sentiment que c’était un bon livre, voire un livre excellent, et qu’on ne ressente pas le besoin de le terminer, bien que l’on ait été heureux d’en lire une partie ? »

2. Par espoir que cela reparte ?

A quel moment quitter une soirée ? Si je pars là maintenant parce que je suis fatigué et que la musique est naze, je vais rater LE moment dont tout le monde parlera demain, c’est sûr. « Faut vraiment être neuneu pour lâcher Breaking Bad alors que Walter commence à bosser pour Pollos Hermanos, non ? », réagit un internaute. Comme lui, il y aura toujours un ami pour vous dire « Ah bah forcément, si t’as arrêté The Leftovers au bout des trois premiers épisodes, tu ne peux pas comprendre à quel point cette série est IMMENSE. »

Un message de Liv Tyler: n’arrêtez pas The Leftovers après les trois premiers épisodes.

« En quatre, six, huit, dix… saisons, une série évolue, et nous téléspectateurs évoluons aussi, avance un internaute. Le temps d’une série, on prend de l’âge, on mûrit, on n’a pas les mêmes attentes. Il faut savoir se séparer parfois, pour pourquoi pas, se retrouver un peu plus tard. » * Moue dubitative * Il arrive très rarement qu’une série redresse la barre après une ou deux mauvaises saisons. On peut citer The West Wing, Friday Night Lights ou Homeland, dans une moindre mesure.

3. Par respect pour l’œuvre et les auteurs ?

Vous êtes mignons (vous applaudissez au cinéma aussi ?). Mais on vous donne un truc : les scénaristes n’en sauront jamais rien. Et parfois, ils ne vous le disent pas, mais ils aimeraient eux-mêmes que vous soyez déjà partis pour que la chaîne arrête de leur commander des saisons alors qu’ils n’ont plus aucune idée. Damon Lindelof aurait préféré que l’on arrête Lost avant de l’insulter. Lui qui considérait avoir proposé la meilleure conclusion possible. Matthew Weiner avait « des tonnes de doutes » sur la fin de Mad Men.

Ceci dit, la sérénité des scénaristes ne semble pas être ce qui vous turlupine le plus. A vous entendre, il serait bien moins grave de lâcher une série qu’un livre. « Pour moi, le sacrilège est de lâcher un bouquin, pas une série ! », « Rien n’est pire que de lâcher un livre !!! », a-t-on pu lire. Ou encore : « Vu le flot de séries qui débarque chaque année, autant garder mon temps pour des trucs qui me divertissent vraiment. Par contre, lâcher un bouquin, n’y comptez pas. »

Entre les mauvaises séries que les chaînes font traîner en longueur parce que le public les suit en masse et les bonnes qui s’arrêtent à cause de mauvaises audiences, il y a quelques rares miracles. Des oeuvres dont la conclusion vient clore en beauté quatre, cinq ou six ans de bonheur. Les Sopranos et Mad Men en font partie. Breaking Bad aussi sans doute, ou Six Feet Under. Arrêter ces séries en cours de route n’a rien d’un drame, c’est surtout dommage. Pour les autres, en revanche, blâmons plutôt les networks qui font n’importe quoi.

N.B. : Durant la lecture de cet article, 1458 nouveaux épisodes de séries ont été réalisés dans le monde.

Six Feet ou la preuve que certaines séries doivent être terminées.