Comment expliquer les records réalisés par la «vente du siècle» de Christie's?
CULTURE•Lundi soir à New York, une soirée d’enchères chez Christie’s a battu tous les records…Annabelle Laurent
En 1997, Les Femmes d’Alger étaient acquises pour un prix au marteau de 32 millions d’euros*. Lundi soir, 17 ans plus tard, c’est au prix de 161 millions d’euros que la toile de Picasso a été adjugée, devenant ainsi le tableau le plus cher jamais vendu aux enchères, et détrônant une toile de Francis Bacon, adjugée 127 millions d'euros en 2013.
C’est loin, très loin d’être le seul record battu lors de cette vente de Christie’s intitulée Looking Forward to the Past et déjà baptisée «la vente du siècle».
Les prix ne grimpent plus: ils s’envolent à des niveaux stratosphériques. Un record efface l'autre. Qui achète? Pour qui, pourquoi? Est-on en pleine folie spéculative? Explications avec Thierry Ehrmann, président d’Artprice, leader mondial de l'information sur le marché de l'Art.
Pourquoi parle-t-on de vente du siècle?
C’est simple, «il y a une vente comme ça tous les cent ans, explique à 20 Minutes Thierry Ehrmann. Tous les records mondiaux ont été battus. La vente a fait le produit le plus spectaculaire de tous les temps: 705 millions avec 35 lots, c’est du jamais vu».
Autre mise en perspective possible: «En 48 minutes, cette vente a réalisé ce qu’ont fait, sur 18 mois, les 550 maisons de vente aux enchères en France». Le Picasso est devenue la toile plus chère au monde, mais la statue la plus chère a aussi été vendue: L’homme au doigt, d’Alberto Giacometti, adjugée 126,83 millions d’euros.
La vente était par ailleurs historique pour la période qu'elle couvrait. C'était «la seule au monde à partir des Impressionnistes pour aller jusqu'aux peintres les plus actuels». Deux toiles de Warhol et deux toiles de Jean-Michel Basquiat faisaient partie de la vente, mais aussi des artistes hyper contemporains.
Pourquoi les prix ne cessent-ils de grimper?
2014 fut l'année de tous les records pour le marché de l'art. Est-il en train d'exploser? En fait, les prix grimpent parce que le marché de l’art s’est métamorphosé, autour de la montée en puissance de ceux qui en sont devenus les principaux acteurs: les musées. «On n’est pas du tout dans la folie spéculative, explique Thierry Ehrmann. Ce ne sont pas des folies de collectionneurs, ce sont des folies muséales. On sait que la majorité des acteurs lundi soir étaient des organismes muséaux».
Ce ne sont donc que les musées qui achètent?
Principalement. Beaucoup d'oeuvres ne sont pas achetées pour être vendues. Les musées achètent au prix fort grâce à la rentabilité qu'ils peuvent anticiper. «On est dans une économie muséale, née à la fin des années 1990, et qui a explosé en 2000, explique Thierry Ehrmann. Il y a une "industrie du musée": n’ayons pas peur du mot. Les musées ont une logique comptable, savent que cela augmentera le flux de visiteurs, et qu'ils auront un retour sur investissement. Par exemple, La Joconde, c’est 18% des entrées du Louvre, on peut donc très facilement calculer la rentabilité exacte du tableau! Les prix paraissent stratosphériques, mais c’est une race d’acheteurs qui achètent de manière froide et mesurée».
Un chiffre pour mesurer la puissance de l'économie muséale? «Alors qu'il y a quelques années, on parlait de la "migraine du conservateur", tant le musée était frigide et la circulation des collections figée, il s’est construit plus de musées entre 2000 et 2014 que durant tout le 19e et le 20ème siècle. Et en 2015, 720 musées seront construits», explique Thierry Ehrmann. Avec des musées de plus en plus grands, de plus en plus fous. «Un musée de 80.000m2 va s'ouvrir à Pékin!».
De quel pays sont les acheteurs?
«Il y avait lundi soir une énorme présence asiatique», explique Thierry Ehrmann, en rappelant la croissance spectaculaire de la Chine. «La Chine représentait 2% du marché en 2000. Aujourd’hui, elle est n°1 mondial avec 28%». Son principal concurrent: les Etats-Unis. «Les deux pays se livrent une vraie guerre froide». De quoi laisser une question en suspens: où retrouvera-t-on Les femmes d’Alger? A New York? A Pékin?
*Selon les archives d'Artprice.