Run The Jewels, le duo de rappeurs qui chatouille les plaies de l'Amérique
MUSIQUE•Le duo américain Run The Jewels a sorti l'un des meilleurs albums rap de l'année, abrasif, énergique et militant. Rencontre avec les vétérans El-P et Killer Mike...Joel Metreau
Ce jour où on les rencontre, les rappeurs El-P et Killer Mike, le duo de Run The Jewels, sont aux anges. Le sacro-saint site de critique musical américain Pitchfork a qualifié leur Run The Jewels 2 d'«album de l’année 2014». Un titre également décerné par les médias anglo-saxons USA Today, Stereogum…
El-P et Killer Mike, le duo Run The Jewels. - Victor Michael
Des vétérans du rap
Agés de 39 ans, ils ont pourtant chacun une longue carrière solo derrière eux. «Mais on n’a jamais été satisfaits. On a faim. Et on ne s’est jamais assis à se lamenter en se disant qu'on n’était pas riches et célèbres», remarque le new-yorkais El-P. Killer Mike, originaire d’Atlanta, acquiesce et relance. Autour de la table, ils se livrent un ping-pong verbal, réplique du match sur Run The Jewels 2, dont chacun a écrit son couplet. Un album sombre et abrasif, agité par une énergie furieuse et une révolte ludique.
Conscients que le rap peut être «une caricature de l’ego du mâle américain», ils endossent le rôle avec une ironie mordante. «Quand on chatouille quelqu’un, ça va faire rire, mais aussi un peu mal. On veut vous chatouiller jusqu'à ce que vous vous pissiez dessus», annonce El-P. Si leur album est proposé sur le Web tout gratuit («nos shows sont complets, on a gagné de l'argent»), leur poil à gratter ne l'est pas. «C’est aussi un album sur le fait d’être un homme noir, raconte Killer Mike. On vit dans un environnement où je peux marcher dans la rue avec toi, et où un flic va passer devant toi pour me demander mes papiers. C’est dégueulasse.»
«Notre public, blanc ou noir, reconnaît l'injustice»
Pas question pour autant d'établir des barrières entre communautés. «Notre public, blanc ou noir, reconnaît l'injustice, explique Killer Mike. Des gens qui ne me ressemblent pas, même privilégiés, peuvent devenir mes alliés et se faire l’avocat de ce que je pense: le système doit changer.» En concert à Saint Louis, juste après que le grand jury a renoncé à inculper le policier Darren Wilson, Killer Mike s’est lancé dans un discours émouvant de solidarité avec les manifestants de Ferguson et la famille de Michael Brown.
Cette conscience politique traverse l’album, jusqu’au magnifique morceau Crown. Au premier couplet, Killer Mike exprime ce sentiment de culpabilité d’avoir vendu de la drogue à une femme enceinte. «On a grandi en écoutant des gens chez qui le regret affleurait, se souvient El-P. Dans Road to the Riches, Kool G Rap parle d’être un dealer de drogues. Au premier couplet, il dit être dans la merde mais qu'il se fait de l’argent. Et à la fin, c’est la prison, il voit qu'il a fait du mal aux gens.
Aujourd’hui, on dirait que le rap s’est arrêté au premier couplet.» Sur Crown, El-P évoque l’armée, et son complice qui en parle. «Il décrit cette machine de propagande qui prend ces jeunes de 18 ans pour les envoyer à l’autre bout du monde avec un fusil, qui lui dit que les gens sont mauvais, qu’il va falloir les tuer. Ce jeune revient avec un stress post-traumatique, des cauchemars. Pour échapper à la pauvreté, ils s'étaient engagés.» Run The Jewels manifeste ces qualités que le rap mainstream américain a oubliées: l'empathie, la dérision et beaucoup d'humanité.