CULTUREPolémique «Tous à poil!»: «Très éprouvée», la littérature de jeunesse raconte les pressions

Polémique «Tous à poil!»: «Très éprouvée», la littérature de jeunesse raconte les pressions

CULTURECommentaires insultants sur les blogs d’auteurs, menaces d’associations de parents d’élèves sur les enseignants… La littérature jeunesse, particulièrement celle attentive aux questions de genre, témoigne des «pressions» grandissantes qu’elle subit…
Annabelle Laurent

Annabelle Laurent

«On prend les enfants en otage!», s’insurge Gaël Aymon, administrateur de la Charte des Auteurs et Illustrateurs Jeunesse, créée en 1975 et qui rassemble 1.500 auteurs. En réaction à la polémique lancée dimanche autour de Tous à poil!, l’association a publié La littérature de jeunesse attaquée, une tribune exprimant sa «colère» face aux attaques dont sont l’objet les «auteurs, illustrateurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, enseignants et blogueurs de littérature jeunesse mis injustement en cause dans des faits d'actualité touchant aux questions des genres ou de l’égalité fille-garçon».

Des menaces de mort

«Depuis deux semaines», les auteurs jeunesse sont «simultanément pris à parti sur leurs blogs de façon violente, affirme Gaël Aymon. Certains ont reçu des menaces de mort. Nous recevons beaucoup d’e-mails. Des enseignants me disent qu’ils se font engueuler par des parents furieux qu’ils aient lu tel livre à leur enfant. Je n’en reviens pas».

Mercredi soir, Tous à poil! s’est hissé en tête des ventes sur Amazon, dopé par la polémique. «Maintenant on va nous faire croire que ça booste les ventes…», souffle Gaël Aymon. «A part un sursaut à court terme pour certains titres très cités, c’est une très très mauvaise publicité faite à la littérature jeunesse», ajoute Mélanie Decourt, co-fondatrice de Talents Hauts, seule maison d’édition française à afficher clairement une ligne éditoriale non sexiste. «Ce qui est un peu risqué car ces temps-ci, on a l’impression que ce sont ceux qui luttent contre le sexisme, les suspects», lance-t-elle.

«La catcheuse et le danseur» vs «Chloé fait le ménage»

Les «pressions» sont, dans son cas particulier, «de plus en plus fortes depuis la Manif pour tous, au printemps dernier», estime-t-elle. Elle évoque comme Gaël Aymon «des commentaires insultants sur les blogs», «des associations de parents d’élèves qui font annuler des activités périscolaires» liées à leurs livres comme Dînette dans le tractopelle et La catcheuse et le danseur, mais aussi «les premiers remous concernant un concours d’écriture pourtant organisé depuis 5 ans».

L’éditrice veut rappeler «à quel point les livres attentifs à l'égalité filles-garçons, comme ceux publiés par Talents Hauts et les autres ouvrages incriminés par la polémique sont minoritaires. Il n’y a pas de littérature neutre, et 99% promeut l’idéologie dominante». D’autant qu’il y a pour elle, depuis la création de la maison d’édition en 2005, une régression. «Il existe de plus en plus de collections ouvertement sexistes», et «qui se vendent en masse». La collection P’tite Fille/P’tit Garçon de chez Fleurus propose par exemple Chloé joue à faire le ménage.

«On ne devrait pas avoir à se justifier de défendre l'égalité»

Mercredi, Najat Vallaud-Belkacem s'est dite «extrêmement choquée» par le comportement de Jean-François Copé et a rappelé au sujet de l'ABCD de l'égalité, outil pédagogique dans le viseur des organisateurs de boycott des écoles contre un supposé enseignement de la «théorie du genre»: «Là où il est expérimenté, il est plébiscité par les enseignants et les parents».

Une réaction indispensable pour la Charte, qui parle «quand même d’un sentiment d’abandon». «On ne devrait pas avoir à se justifier de défendre l’égalité», lance Gaël Aymon, tandis que Mélanie Decourt craint «l’autocensure». «Les auteurs s’inquiètent, "Tu vas le réimprimer le bouquin que j’ai publié chez toi où le maire est une maire?" Nous, on ne va pas baisser les bras. Mais combien d’auteurs vont peut-être changer le sujet du bouquin, ou d'éditeurs se décourager?».

«On demande aux parents d’appeler les bibliothèques et les mairies pour que ces livres soient retirés des rayonnages», déclarait mardi Béatrice Bourges, présidente du Printemps français. De telles attaques ne sont pas nouvelles. Déjà, en 1985, Marie-Claude Monchaux, une auteure, dénonçait une «gangrène de la subversion» véhiculée selon elle par les éditeurs et bibliothécaires, et pointait des grands noms de la littérature jeunesse comme Agnès Rosensthiel ou Michel Tournier. Son pamphlet Ecrits pour nuire avait abouti à la création d'une commission de contrôle des bibliothèques à la mairie (alors RPR) de Paris, rappelle le bibliothécaire Thomas Chaimbault sur son site. A la fin des années 1990 également, des municipalités FN (Orange, Marignane, Toulon, Vitrolles) avaient contrôlé les acquisitions de livres.