HYPELe « flight tracking », nouvelle « hype » des citoyens engagés ?

Pourquoi le « flight tracking » est-il si tendance ?

HYPELa traque des très riches par les citoyens lambda a franchi cet été un nouveau palier en France. L’occasion d’explorer cette nouvelle tendance du « flight tracking »
Laure Gamaury

Laure Gamaury

L'essentiel

  • Le « flight tracking » s’est imposé cet été comme l’outil indispensable pour dénoncer les déplacements des plus riches à bord de leurs jets privés.
  • « En 1968, les mouvements sociaux se sont produits dans l’espace physique. En 2022, ils se déroulent principalement sur les réseaux sociaux et avec des outils digitaux », analyse Cécile Varin, experte en stratégie digitale pour un monde durable.
  • Au-delà du « flight tracking », l’exploitation des données en source ouverte semble se ménager un avenir radieux.

Il est l’arme dernier cri des militants écolos. Mais qui se cache vraiment derrière le flight tracking ? Des geeks, des fans d’aviation ? Des enquêteurs-citoyens pour qui l’Osint - l’enquête en ligne à l’aide de source ouverte - ouvre un champ des possibles ? « En 1968, les mouvements sociaux se sont déroulés dans l’espace physique : dans la rue, dans les journaux, dans les usines, les facs… En 2022, les mouvements se produisent principalement avec des outils digitaux et sur les réseaux sociaux. », analyse Cécile Varin, experte en stratégie digitale pour un monde durable.

Des comptes Twitter et Instagram comme@IflyBernard, @laviondebernard ou@ElonJet ont été rendus populaires ces derniers mois en raison du « dérèglement climatique de plus en plus évident », constate Suzanne Vergnolle, spécialiste en droit du numérique et sur les questions de données. « C’est aussi une réaction à des polémiques comme celle lancée par le PSG sur un Paris-Nantes en char à voile, ou à la loi qui impose depuis cette année de prendre le train plutôt que l’avion pour des trajets inférieurs à 2h30. Mais les jets privés n’entrent pas dans ce nouveau champ d’action » , ajoute-t-elle.



Mais qu’est-ce que le flight tracking exactement ? « C’est, pour des impératifs de sécurité, la possibilité de suivre les trajets des aéronefs dans l’espace aérien mondial, là où contrairement aux routes terrestres, les voies ne sont pas matérialisées, explique Suzanne Vergnolle. Les appareils sont tous équipés de transpondeurs et d’outils permettant leur localisation précise à n’importe quel moment. Et les données émises sont non chiffrées ». Donc accessibles à tous.

Une pratique déjà bien installée

Le flight tracking n’est pourtant pas un phénomène nouveau. « En 2014 par exemple, quand un avion a été abattu au-dessus de l’Ukraine par un missile russe, une grande investigation a été menée, notamment par FlightRadar24, se remémore Suzanne Vergnolle. Ce n’est donc pas du tout la première fois qu’on utilise le flight tracking pour autre chose que de s’assurer que les avions n’entrent pas en collision dans le ciel ». A l’époque, c’est le collectif spécialiste de l’investigation Bellingcat qui avait mené une part des investigations.

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FlightRadar24 existe d’ailleurs depuis 2006 et il est aussi un outil particulièrement prisé des… fans de foot ! Il permet, durant les différents mercatos, d’alimenter la Twittosphère en informations exclusives sur quel joueur pourrait être transféré dans leur club préféré. Dernière utilisation en date : un supporter lyonnais est allé accueillir John Textor, potentiel futur propriétaire du club, à l’aéroport de Bron, quelques heures avant OL-PSG.

Rien d’étonnant pour Cécile Varin, qui compare FlightRadar24 à « un jeu vidéo, à la fois très accessible et amusant. Mais au-delà de cet aspect ludique et populaire, le buzz médiatique actuel témoigne de la guerre de communication que livrent aux très riches, citoyens et militants, défenseurs d’un accès à l’information, depuis des décennies ».

Des données accablantes

Le tollé provoqué par les déplacements des plus aisés a donc braqué les projecteurs sur le flight tracking et des applis comme FlightRadar24 ou ADS-B Exchange. « La question du réchauffement climatique est une responsabilité collective et individuelle, rappelle Serge Courrier, responsable de la spécialité Osint de l’École européenne d’intelligence économique. Personne ne peut se dédouaner de sa responsabilité individuelle, même lorsque l’on "crée de la richesse". Or, si l’on s’attache à comparer le bilan carbone par personne d’un vol en jet privé et d’un vol commercial, c’est une catastrophe ! ».


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Même si le secteur aérien n’est responsable que de 2 à 3 % des émissions mondiales de CO2, les jets privés ont une empreinte carbone par passager 5 à 14 fois supérieure aux vols commerciaux et 50 fois supérieure au train, selon un rapport de Transport & Environment, qui regroupe des ONG européennes du secteur, publié en mai. Et l’aviation d’affaires, peu en forme depuis la crise financière de 2008, dépasse depuis plusieurs mois son niveau d’activité d’avant la pandémie en Europe : elle a progressé de 16 % en trois ans, selon Eurocontrol, l’organisme de surveillance du trafic. Les jets ont trouvé de nouveaux adeptes à cause de la baisse des liaisons aériennes traditionnelles et par peur de la contamination dans des vols commerciaux. Un avion sur dix qui décolle en France est privé, et la moitié parcourent moins de 500 km, selon Transport & Environment.

La puissance des communautés en ligne

« Il est assez simple de trouver le nom d’un vol, son aéroport de décollage, la compagnie aérienne, voire son immatriculation », expose Serge Courrier. Pour lui, « FlightRadar24 est simple à utiliser. ADS-B Exchange est un peu moins intuitif, mais plus complet, notamment parce qu’il refuse de supprimer certains vols à la demande de leurs propriétaires. Ce ne sont donc pas des outils spécifiquement "citoyens", mais ils sont aisément utilisables par les citoyens. »

Et à l’origine de ces données récoltées se trouvent des groupes très nombreux. « La plupart des grands sites de flight tracking s’appuient sur de très importantes communautés, qui ont placé des antennes chez eux. Ce qui permet un maillage territorial extrêmement précis. », note encore Suzanne Vergnolle. « C’est une façon d’utiliser la puissance des communautés en ligne pour mobiliser l’opinion, les appeler réagir et à manifester leur réprobation. Nous sommes en train d’assister à une démocratie parallèle, bien visible sur le Web social. », ajoute Cécile Varin.

Ce qui rend aussi un encadrement plus sévère du flight tracking peu envisageable. « N’y a-t-il pas un droit du public à avoir accès à cette information ? N’est-on pas en train de nourrir et d’enrichir le débat public ? , s’interroge la spécialiste en droit numérique. C’est un débat qui va être très difficile à censurer ». En effet, là où les utilisateurs de jets privés, bien souvent enregistrés sous le nom de sociétés et non en leur nom propre, appellent au respect de leur vie privée, Suzanne Vergnolle oppose protection du domicile et droit au respect de la vie privée à son domicile. « C’est aussi une façon de répondre au droit à vivre dans un environnement sain, propre et durable, qui est clairement potentiellement mis à mal avec des déplacements en masse d’aéronefs qui, même s’ils ne représentent qu’un petit pourcentage de la pollution totale, sont un emblème d’un mode de vie qui a des conséquences sur l’environnement ».

Quelle place pour l’éthique ?

« L’ouverture des données, principe sur lequel repose le flight tracking, est essentielle tant d’un point de vue démocratique que pour l’innovation. Les débouchés sont immenses, projette Suzanne Vergnolle. C’est une tendance qui va se confirmer et une tendance à défendre, car elle est utile pour la société ». « Mais ce n’est pas une bataille qui ne concernerait que les militants écolos, rappelle Cécile Varin. Je partage le constat alarmiste de John Doe, le lanceur d’alerte à l’origine des Panama Papers. Le secret de l’ultra puissance aujourd’hui, c’est le masque qui "supprime toute responsabilité envers la société. Or sans responsabilité, la société ne peut pas fonctionner" ».

Et appuie Serge Courrier, « FlightRadar24 et consorts identifient des avions et non des passagers ». L’occasion pour le spécialiste Osint de l’École européenne d’intelligence économique d’appuyer sur la nécessité de rigueur et de finesse dans l’interprétation des données brutes. « Ce n’est pas parce que les informations sont librement accessibles que les personnes qui les utilisent ne doivent pas se poser des questions éthiques ». Le flight tracking, nouvel eldorado des enquêteurs-citoyens ? A Netflix d’en faire un docu.