Bordeaux : Le retour à la terre (crue) pour le prestigieux château Cantenac Brown
VITICULTURE•Le célèbre grand cru classé 1855 en appellation Margaux, se lance dans la réalisation d’un chai en terre crue de douze mètres de long, qui s’annonce comme une prouesse techniqueMickaël Bosredon
L'essentiel
- Cantenac Brown va réaliser un chai entièrement en terre crue, avec la méthode du pisé, sans utilisation de ciment.
- Si la démarche écoresponsable guide le projet, l’objectif est aussi de réaliser un bâtiment aux performances inégalables pour la fabrication d’un grand vin.
- Il s’agira d’une véritable prouesse technique, mais dans la sobriété, le but n’étant pas de faire de l’ombre à l'étonnant château de style tudor.
Crise du Covid-19 oblige, les dégustations s’effectuent actuellement en visioconférence à Cantenac Brown. Entre deux séances avec des clients asiatiques ou européens, le directeur de la propriété, José Sanfins, et le nouveau propriétaire Tristan Le Lous, ne ménagent pas non plus leur peine pour faire avancer le nouveau projet du plus écossais des châteaux médocains.
La famille Le Lous (qui détient la marque de pansements Urgo), propriétaire depuis moins d’un an du grand cru classé 1855 en appellation Margaux, va investir 20 millions d’euros pour équiper la propriété d’installations de vinification à la pointe de la modernité. Pour cela, elle va faire appel à une technique ancestrale, celle du pisé - de la terre crue pilée - pour la réalisation de son futur chai. Il prendra place sur un des côtés du domaine, où se situent actuellement des bâtiments d'habitation, qui seront doublés pour atteindre le volume nécessaire.
« Très peu d’exemples comparables dans le monde »
La complexité constituera à réaliser deux longs murs de 12 m en pisé, avec une voûte en terre crue par-dessus. « Les murs seront doublés à l’intérieur en BTC (briques de terre compressée), précise Patrick Ribet, architecte à l’Amàco (Atelier matières à construire), le bureau d’études qui accompagne le projet. Clairement, une voûte en terre crue d’une portée de 12 m, c’est une prouesse technique, et je n’ai trouvé que très peu d’exemples comparables dans le monde, comme à Ctésiphon, une réalisation antique faite pour un roi perse au IIIe siècle, et en Inde, dans la ville expérimentale d’Auroville. »
L’ensemble du projet sera piloté par l’architecte Philippe Madec. « Son projet nous a immédiatement plu, raconte Tristan Le Lous. Un des premiers critères pour un bâtiment écoresponsable, c’est son empreinte carbone, poursuit-il, pour cela il faut éviter l’utilisation du ciment, un matériau particulièrement discriminant, et nous n’en utiliserons pas du tout dans ce projet ».
« C’est effectivement l’autre particularité de ce projet, poursuit Patrick Ribet, car normalement on trouve toujours du ciment, ne serait-ce que pour les fondations. » Les matériaux proviendront, eux, de la région, pour éviter de trop longs transports. Même s’il faudra peut-être aller chercher de la terre à différents endroits pour trouver le bon équilibre nécessaire au pisé. Le chêne utilisé pour la réalisation de la charpente, qui recouvrira la voûte du chai, proviendra lui aussi de Gironde.
Un « matériau parfaitement adapté pour produire de très grands vins »
L’utilisation de la terre crue, a-t-elle néanmoins une utilité pour un chai ? « Ce matériau est parfaitement adapté pour produire de très grands vins, assure José Sanfins. Les murs en terre auront une épaisseur d’un mètre, ce qui ne génère quasiment aucun écart de température, idéal pour conserver le vin. » Il y aura « une telle inertie thermique que l’on va même pouvoir se passer de climatisation », ajoute Tristan Le Lous. « L’autre grand atout de la terre est de réguler l’humidité, complète Patrick Ribet, ce que ne fait pas le béton et très peu la pierre. Pour un chai c’est très important que le taux d’humidité soit constant. »
Le grand cru de Margaux n’est d’ailleurs pas le seul à se tourner vers cette technique et ce matériau. « On a de plus en plus d’exemples de chais construits en pisé, à Pomerol, Cognac, ou en en Bourgogne, recense Patrick Ribet. Mais ce sont des réalisations beaucoup plus petites que Cantenac Brown. » L'architecte ajoute que la demande se fait aussi plus forte pour des bâtiments publics, type écoles, ou pour du logement collectif, y compris dans le Bordelais, alors que le pisé est traditionnellement présent plutôt dans la région lyonnaise, ou encore du côté de Toulouse.
« On n’est pas dans la démonstration, mais ce sera une construction fabuleuse »
L’objectif du projet de Cantenac Brown est aussi « d’avoir le minimum d’impact dans le paysage », prévient Tristan Le Lous. Pas question ici de réaliser un bâtiment imposant, comme il en a poussé ces dernières années dans plusieurs vignobles prestigieux. « Nous avons déjà un très beau château, un magnifique parc, on ne voulait pas d’un monstre de béton au milieu des vignes, ce qui n’empêchera pas de ressentir un effet d’émerveillement quand on rentrera dans ce bâtiment entièrement en terre. » « On n’est pas dans la démonstration, mais ce sera une construction fabuleuse », assure José Sanfins.
La dernière prouesse technique passera par la construction d’un cuvier gravitaire, c’est-à-dire qui fonctionne sans pompe, « de façon à préserver l’intégrité du fruit », annonce le directeur du domaine. Le principe est de réduire les manipulations pour permettre aux baies de conserver toutes leurs saveurs. « Il sera aussi équipé de plusieurs petites cuves pour vinifier de façon parcellaire. Nous serons ainsi beaucoup plus pointus dans l’approche du vin. »
Le circuit de visite du domaine entièrement repensé
« Nos vins ont beaucoup progressé en qualité depuis une quinzaine d’années, poursuit Tristan Le Lous, mais si on veut aller plus loin, nous avons besoin d’un nouvel outil, l’objectif étant de gagner en précision dans les assemblages. » Le grand cru classé 1855, s’est parallèlement engagé dans une « démarche environnementale » pour ses 60 ha de vignoble, ajoute José Sanfins. Il n'est pas encore passé au bio, mais « nous réfléchissons à aller plus loin, même si ce sont des chantiers lourds qui nécessitent beaucoup de préparation. »
Le nouveau chai devrait être prêt pour accueillir les vendanges de 2023. D’ici là, l’idée est de repenser également le circuit de visite du domaine pour le public, en utilisant l’actuel chai comme nouvelle porte d’entrée de la propriété, et en exploitant mieux le parc de 20 ha, qui donne sur la façade principale du château.
« On aimerait que le visiteur puisse s’acheter une bouteille et déguster à sa guise en déambulant dans le parc », annonce Tristan Le Lous. Parce que les dégustations en visioconférence, c’est bien, mais cela ne remplace pas le contact direct avec le vigneron au sein même de la propriété.