Cyberharcèlement, stress de l’algorithme… Quand le métier passion des créateurs de contenus vire à la dépression
Santé mentale•Ces derniers mois, du côté des créateurs et créatrices de contenus, des voix ont émergé pour dénoncer leur malaise. Entre des plateformes toutes puissantes, la pression du public et la difficile modération du contenu haineux, certains craquentPauline Ferrari
L'essentiel
- Léna Situations, Brody Wellmaker, Enjoy Phoenix… Ils sont nombreux, les créateurs de contenus, à faire une pause des réseaux sociaux pour se concentrer sur leur santé mentale.
- Un métier passion encore méprisé et qui repose sur des algorithmes susceptibles de changer à tout moment, obligeant les créateurs de contenus à se plier aux règles des plateformes.
- Cyberharcèlement, commentaires d’insultes, sexualisation, pression à l’image… Les créateurs de contenus dénoncent depuis plusieurs années le manque d’outils dont ils disposent, et pointent la responsabilité des géants du web.
Il y a quelques mois, alors qu’il semblait au plus haut de sa carrière sur les réseaux sociaux, l’acteur et humoriste Brody Wellmaker a annoncé faire une pause de Tik Tok. Celui qui s’est fait connaître sur la plateforme de courtes vidéos durant le confinement, a annoncé fin août à ses 21 millions de fans qu’il quittait les réseaux sociaux pour préserver sa santé mentale. « À tous ceux qui souhaitent être créateurs de contenu, j’ai trois conseils : d’abord, ces plateformes ne se soucient pas de vous. Le contenu que vous créez, que vous consommez, n’est qu’un moyen pour elles de se faire de l’argent. Ensuite, faites attention avec qui vous travaillez. Des gens vont vous dire qu’ils croient en vous, qu’ils veulent vous voir réussir. Mais ils veulent juste vous utiliser » avait-il expliqué. Il n’est pas le seul à avoir partagé son mal-être lié à sa profession, modelée par les réseaux sociaux : de la youtubeuse Enjoy Phoenix à plusieurs streamers sur Twitch, en passant par l’influenceuse Léna Situations, le monde de la création de contenus n’est pas tout rose.
Derrière l’image lisse présentée sur les écrans, il y a un métier encore récent, qui a du mal à être pris au sérieux. « Il y a une vision très controversée des créateurs de contenus, notamment des influenceurs : on a cette image du panneau publicitaire et en même temps, ça fait rêver, on pense que c’est un métier facile » indique Solweig Mary, consultante en stratégie des réseaux sociaux et fondatrice de l’agence Digitalis. « Il y a une différence entre les contenus pensés comme légitimes (la vulgarisation, la fiction) et les autres. Et puis on méprise toujours les nouvelles plateformes, comme Tik Tok, même au sein de la création de contenus » indique Bastien Louessard, maître de conférences à l’Université Paris 13. Ainsi, si des créateurs présents sur YouTube sont assez bien installés, ceux de Tik Tok jouent un peu plus au funambule. « C’est un métier tout nouveau, et je pense que la plupart ne le comprennent pas, même si ça évolue » explique Monsieur Thomas, qui réunit 1,3 million d’abonnés sur Tik Tok pour des vidéos où il « fait passer des messages en mangeant ».
Sur le fil des algorithmes
Solweig Mary le rappelle : « Ceux qui peuvent en vivre, ça ne représente même pas 1 % ». La plupart des créateurs de contenus ne vivent pas exclusivement des plateformes, mais cumulent les activités, entre création d’entreprise et placements de produits. « Ils ne peuvent pas dépendre uniquement de la monétisation de la plateforme : les Youtubeurs ont migré sur Twitch, les Instagrammeurs sur Tik Tok » ajoute Solweig Mary. En bref, il faut se diversifier et ne pas mettre tous ses oeufs sur la même plateforme. Avant de se lancer dans l’aventure des réseaux sociaux à plein temps, Monsieur Thomas était responsable de magasin : c’est d’ailleurs dans sa salle de pause qu’il a commencé ses vidéos. « Quand j’ai quitté mon emploi, j’avais 800 000 abonnés, c’était encore bancal. Et il y avait ce facteur de stress : est-ce que les abonnés vont me suivre dans cette nouvelle aventure ? Aujourd’hui, à plus d’un million, c’est un peu plus stable. Mais je sais que du jour au lendemain, tout peut s’arrêter » développe-t-il.
L’instabilité financière de celles et ceux qui se rêvent à plusieurs millions d’abonnés développe une peur du lendemain. « C’est beaucoup dû aux plateformes, à leur nombre, aux changements d’algorithmes. Le moindre changement de règle, du mode de financement, de l’algorithme, c’est tout un modèle qui risque de s’effondrer » explique Bastien Louessard. Ainsi, quand Instagram décide de davantage miser sur les courtes vidéos plutôt que les photos, les créateurs de contenus photos trinquent. De plus, le nombre de plateformes augmente, et désormais, il semble impossible de ne pas coupler un compte Tik Tok à son compte Instagram, Twitter, etc. « Une des raisons du craquage, c’est que les plateformes valorisent les acteurs qui vont faire du contenu tous les jours, qui sont présents en permanence » ajoute Bastien Louessard. Avant qu’il n’en fasse son activité à temps plein, Monsieur Thomas se levait aux aurores pour lire et répondre à ses commentaires, et finissait de monter ses vidéos jusqu’à tard dans la nuit. « Si on veut faire les choses bien, ça prend du temps » martèle-t-il.
Le syndrome de l’étoile filante
La viralité inhérente aux nouvelles plateformes comme Tik Tok, qui jouent sur un algorithme de recommendation ultra-pointu peuvent propulser certains créateurs de contenus amateurs au rang de superstars en quelques heures. Un titre souvent éphémère, et qui peut créer un choc pour ceux qui le vivent. « J’ai eu beaucoup de mal à m’y faire. Je suis agoraphobe, et s’il y a un mouvement de foule parce qu’on me reconnaît, c’est compliqué à gérer. En plus, je trouve que sur les réseaux sociaux, on est starisé alors qu’en soi, je ne suis pas Rihanna ou Beyoncé » explique Monsieur Thomas.
A tout cela s'ajoutent les critiques incessantes et le cyberharcèlement que peuvent subir, en particulier, les créatrices de contenus. Léna Situations explique ainsi dans sa vidéo de fin juillet qu’au-delà des commentaires insultants, certains sont allés menacer sa famille et ses proches. « Je pense que le cyberharcèlement est quelque chose de sous-estimé par beaucoup de créateurs qui se lancent sans avoir les clés. Il y a de vrais dangers derrière qui vont au-delà d’internet, et qui touchent la vie privée » martèle Solweig Mary. Monsieur Thomas, quant à lui, a appris à moins lire les commentaires pour se protéger. « Il y a ce discours qui dit "vous vous exposez donc vous devez accepter la critique". Accepter la critique, ok. Mais pas les menaces de mort ! ».
Mais que font les plateformes ?
Si Monsieur Thomas estime ne « pas avoir à se plaindre », il explique que beaucoup de gens estiment que son métier est « facile ». « Si c’est si facile, faites-le ! Je pense qu’il y a pas mal de jalousie car on vit de notre passion » ajoute-t-il. Les créateurs et créatrices de contenus, comme toutes les professions artistiques et culturelles, souffrent du cliché autour du métier passion. Cc’est le fameux adage : « Choisis un travail que tu aimes, et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie ». Ce qui est faux, selon Bastien Louessard : « Ces métiers subissent une forte pression à l’image, c’est un milieu très concurrentiel, et où les algorithmes et les statistiques font la loi ». Ces algorithmes et ces plateformes sont d’ailleurs hautement critiqués par les créateurs de contenus, qui dénonçent le manque de communication et d’outils mis en place pour protéger les créateurs.
C’est notamment le cas sur la question de la modération, demandée depuis des années par les créateurs de contenus. « On l’a vu à plusieurs reprises, la modération est complexe car on a affaire à des acteurs transnationaux, comme Google ou Instagram » indique Bastien Louessard. « Il n’y a aucun moyen de contacter Tik Tok si on n’est pas certifiés par la plateforme, par exemple, en cas de vidéos qui sautent » soupire Monsieur Thomas. La plateforme chinoise semble dépassée par son propre succès, depuis son explosion pendant les confinements de 2020. Pour Solweig Mary, les initiatives mises en place en termes de protection visent davantage les utilisateurs que les créateurs. « On a néanmoins quelques initiatives éparpillées, mais qui ne viennent pas des plateformes. Par exemple, l’ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité) a créé un Observatoire de l’Influence responsable » indique-t-elle. Un petit pas au niveau national, notamment après un été de polémique sur les influenceurs issus de l’agence de Magali Berdah et de la diffusion du Complément d’Enquête. Mais rien qui se centre sur la santé mentale des créateurs de contenus et sur le fonctionnement de ce nouveau business algorithmique : ces derniers se retrouvent à être livrés à eux-mêmes.