Etats-Unis : Le droit à l’IVG se joue en ligne
DROITS DES FEMMES•Alors que le droit à avorter aux Etats-Unis se retrouve réduit à peau de chagrin, la question de la surveillance numérique et de l’utilisation des données personnelles devient omniprésentePauline Ferrari
L'essentiel
- Alors que le droit à l’IVG disparaît aux Etats-Unis, de nombreuses voix ont alerté sur la question de la surveillance numérique.
- Applications de suivi menstruel, géolocalisation, historiques de recherches Google, messages privés… Toutes ces données pourraient être utilisées contre celles qui voudraient avorter.
- Sur les réseaux sociaux, une vague de solidarité vise à soutenir celles qui souhaiteraient voyager pour avorter ou se procurer des pilules contraceptives.
C’est une nouvelle qui a des airs de dystopie, façon The Handmaid’s Tale. Pourtant, c’est bien la réalité qui a frappé les Etats-Unis il y a quelques semaines, où la Cour Suprême s’est attaquée à l’arrêt Roe vs Wade, qui reconnaissait le droit à l’avortement sur tout le territoire depuis 1973. Avec cette décision, chaque Etat pourrait fixer ses propres règles sur l’IVG, le soumettre à certaines conditions ou tout simplement l’interdire. Ainsi, dans l’Arkansas, le Mississippi, la Louisiane, le Texas ou le Wyoming, le droit à l’avortement est en passe d’être interdit sans exception, y compris en cas de viol. « L’arrêt renvoie la question aux États fédérés et ouvre la voie à de nombreuses années de combat législatif et judiciaire sur cette question », analyse Anne Légier, docteure en civilisation américaine et enseignante à l’université d’Aix-Marseille. Une décision qui mettrait en danger toutes les personnes enceintes, y compris celles qui vivent des grossesses extra-utérines, des fausses couches compliquées… « Il pourrait également y avoir, dans certains États, une criminalisation des comportements jugés "à risque" chez les personnes enceintes », ajoute-t-elle.
Cette nouvelle a créé une vague mondiale de soutiens, rappelant l’importance de la protection du droit à l’avortement. En France, la question de constitutionnaliser ce droit revient dans le débat public, alors que nous parviennent des Etats-Unis des histoires sordides, comme cet enfant de 10 ans, enceinte d’un viol, obligée d’avorter dans un autre Etat. Mais on a également vu sur la toile de nombreux tweets encourager les femmes à supprimer leurs applications de suivi menstruel, mais aussi à protéger leurs données personnelles si elles cherchent à pratiquer un avortement. Dans une interview pour le journal Le Monde, la directrice de la cybersécurité de l’Electronic Frontier Foundation, Eva Galperin, disait ainsi : « Ma recommandation est que si une personne fait des recherches liées à l’avortement, elle utilise le navigateur Tor, qui est conçu spécifiquement pour masquer votre IP auprès des sites que vous visitez. Il faut aussi anticiper ce qu’il pourrait se passer à l’avenir ». Car dans notre société ultra-connectée, la question du numérique ne peut pas être évincée quand on parle de droit à l’avortement.
Pour la menstrutech, l’examen de conscience sur le traitement des données personnelles
Sale temps pour la menstrutech, ces nouvelles entreprises technologiques liées aux menstruations, comme les applications qui permettent de suivre les règles ou la fertilité. Très populaires, elles permettent aux utilisatrices de renseigner certaines informations, comme leurs dates de début de règle, l’intensité de leur flux, la fréquence des rapports sexuels, la libido ou les douleurs avant, pendant ou après le cycle. La plus célèbre de ces applis, Flo, revendique plus de 100 millions d’utilisatrices dans le monde. Mais désormais, de nombreuses Américaines craignent que ces outils ne soient utilisés contre elles dans le cadre d’un procès. Cela fait plusieurs années que certaines de ces applications de santé sont accusées de vendre les données de leurs utilisatrices, et on peut désormais imaginer que ces dernières pourraient être réquisitionnées par les Etats. Même si ces outils fonctionnent sur du déclaratif, et donc restent difficiles à exploiter dans une cour de justice, ils peuvent faire partie d’un faisceau d’indices.
Pour Anne Légier, il faut penser plus largement : « Pour l’instant, la majorité des solutions proposées aux femmes qui résident dans un État hostile à l’avortement sont accessibles via Internet, ce qui pose des problèmes de sécurisation des données. Il y a eu beaucoup de buzz autour de ces applications permettant de suivre son cycle menstruel, mais il faut penser plus largement. Les données de navigation sur Internet ou de géolocalisation d’un téléphone, les photos postées sur Internet, les conversations par texto avec un proche… sont des éléments qui pourraient être utilisés par un procureur zélé pour monter un dossier à charge. La prudence est donc de mise, mais il faut être réaliste : très peu de gens ont les connaissances nécessaires pour protéger l’intégralité de leurs données. » Une inquiétude également partagée par Eva Galperin dans son entretien au Monde : « Nous pourrions commencer à voir les Etats demander des données de géolocalisation, de santé, des contenus de communications. Et ils pourraient les utiliser pour créer un filet leur permettant de trouver les personnes qui voyagent dans un autre Etat pour avorter [dans une clinique], ou commandent des médicaments pour avorter seules. » Glaçant.
La responsabilité des plateformes en jeu
Quand on parle de protection des données personnelles, on ne peut ignorer la part des grandes plateformes, GAFAM en tête. « Il est important pour des entreprises comme Facebook, Twitter et Google de réfléchir au type d’informations qu’elles collectent et aux conditions dans lesquelles elles les communiqueront aux gouvernements », martelait Eva Galperin au Monde. Données de localisation, messages privés, documents partagés… Pour les militantes pro avortement, les utilisatrices devraient se protéger de leur propre smartphone. The Digital Defense Fund a ainsi publié tout un guide lié à l’avortement sur son site, expliquant comment protéger ses données et vider son historique en cas de recherches sur l’avortement.
Certaines plateformes tentent de proposer des solutions : Google a par exemple annoncé le 1er juillet dernier que son historique de localisation allait changer, en supprimant automatiquement les visites de certains lieux, comme les cliniques d’avortement ou les centres de fertilité, mais aussi les refuges contre les violences conjugales ou les cliniques de perte de poids et d’addictologie. De leur côté, Facebook et Instagram ont censuré des posts faisant la promotion de pilules abortives par milliers dans tout le pays. Alors que la demande pour les pilules abortives et les pilules du lendemain ont explosé aux Etats-Unis. Amazon a décidé pour sa part d’imposer des quantités maximales d’achat sur sa plateforme.
Une immense chaîne de solidarité
Par ailleurs, une mobilisation en ligne se crée depuis plusieurs semaines, sur Instagram, Twitter ou TikTok. De nombreuses utilisatrices de ce dernier réseau social ont ainsi fait de courtes vidéos, plus ou moins codées, déclarant qu’elles pouvaient aider et accueillir des femmes souhaitant avorter. D’autres ont ressorti les grimoires, vantant les mérites de certaines plantes réputées comme abortives. « Ces "solutions" ou "life hacks" proposés sur TikTok ou d’autres réseaux sociaux par des personnes qui ne sont pas de vrais professionnels de santé sont non seulement inefficaces, mais elles peuvent aussi s’avérer extrêmement dangereuses, voire mortelles ! » rappelle Anne Légier, qui appelle à la méfiance face à ce qui peut être diffusé sur les réseaux sociaux. Se pose également le problème des Crisis Pregnancy Centers, ces organismes anti-avortement jouant sur une confusion possible avec les cliniques qui pratiquent des avortements. « Ces centres véhiculent beaucoup de désinformation et ont une forte présence en ligne », note-t-elle. La docteure en civilisation américaine encourage à consulter des sources plus fiables, comme le Planned Parenthood (le Planning familial américain) ou Abortion Finder. Des structures fallacieuses existent aussi en France, à travers SOS bébé et IVG.net, des sites religieux issus de la « Marche pour la vie ».
Les réseaux sociaux ont été aussi le théâtre de débats houleux entre militants « pro-vie » (donc anti-avortement) et « pro-choix » sur les effets de la décision de la Cour Suprême : sexisme, culpabilisation de celles choisissant d’avorter, propositions d’adopter l’enfant plutôt que d’avorter… Mais comme l’explique Anne Légier, interdire l’avortement ne le fait pas disparaître : « L’histoire nous a appris qu’interdire les interruptions de grossesses est un non-sens au niveau médical. Cela pousse l’avortement dans la clandestinité et augmente les risques, en particulier pour les femmes les plus vulnérables qui sont moins susceptibles d’avoir accès à des informations fiables. Les réseaux sociaux, avec leur propension à diffuser de la désinformation très vite et à grande échelle, sont donc à considérer avec beaucoup de vigilance. » Une désinformation qui existe depuis bien avant Internet, mais qui y a trouvé une nouvelle caisse de résonance. On se rappelle qu’en 2015-2016, le groupe anti-avortement des « Survivants » clamait que « le meilleur IVG est celui qu’on évite ». Des mouvements encore bien solides, alors que 81 % des Français sont favorables à l’inscription de l’IVG dans la Constitution. Une chose est sûre : la bataille pour le droit à l’avortement sera aussi une bataille numérique.