« C’est terrible de ne jamais voir dans les médias quelqu’un qui vous ressemble », explique Daria Marx
INTERVIEW•Daria Marx revient sur l’émission « Opération Renaissance » sur M6 et aborde, plus largement, la place des personnes grosses à la télé, du sexisme dont elles sont victimes et du mot « gros »Aude Lorriaux
Elle est militante féministe, serial killeuse sur les réseaux sociaux, et surtout lutte contre la grossophobie avec le collectif Gras politique qu’elle a lancé en 2016. 20 Minutes a interviewé Daria Marx (un surnom, elle protège son identité), l’une des figures de la lutte pour les personnes grosses. Dernier fait d’arme : le dézingage de l’émission Opération Renaissance, qui a fait un flop d’audience, peut-être en partie grâce à elle. On a parlé du mythe de la volonté – « Quand on veut, on peut » – des personnes grosses à la télé, mais aussi de sexisme et du mot « gros ». Grosse interview !
Vous avez co-créé le collectif Gras politique, qu’est-ce que c’est, et quels sont les objectifs de ce collectif ?
Nous sommes un Collectif féministe queer. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’inclut pas les hommes, mais l’obésité et la grossophobie impactent d’abord les femmes. Et on est queer car au sein du collectif on a une diversité d’orientation sexuelle et de genre. On est des gros déviants ! (rires). On a créé Gras Politique parce qu’on ne trouvait pas notre place dans les mouvements militants existants.
Beaucoup de gens pensent encore qu’il suffit de le « vouloir » pour maigrir…
La question de la volonté est centrale dans la grossophobie. S’il n’y avait pas ce mythe de « quand on veut, on peut », la grossophobie s’effondrerait. Cela voudrait dire qu’on choisit d’être gros, d’être discriminé, de subir des violences… C’est faux. Il y a sans doute un pourcentage infime des gens qui choisissent de grossir… Mais ce n’est pas le cas de la très grande majorité des gens, qui deviennent gros parce qu’ils ou elles ont eu des traumatismes pendant l’enfance, qu’ils vivent une situation de précarité où ils et elles n’ont pas accès à de la nourriture qualitative, à cause d’influences génétiques, d’hormones, de traitement hormonaux, de problèmes psychiques… Il y a mille et une raisons de devenir gros. C’est pour cela que l’obésité est une maladie complexe à soigner et à prendre en charge. Si c’était aussi simple qu’une question de volonté, il n’y aurait plus de gros.
Est-ce qu’on voit plus de personnes grosses selon vous dans les séries, les films et les œuvres culturelles ?
Je ne connais pas tout, mais je n’ai pas l’impression… J’ai appris que This is us, la série américaine, allait être reprise en France. Aux Etats-Unis Kate est jouée par Chrissy Metz, qui est une personne grosse. En France par Marilou Berry… Est-ce qu’ils vont lui faire prendre du poids pour coller au personnage de Chrissy Metz ? Ou est-ce qu’on va avoir une version censurée à la française avec une petite grosse qui fera un 44 ? Les actrices grosses ne sont pas employées en France. On préfère prendre des gens à qui on va coller des « fat suits », des déguisements de grosses personnes. Je n’ai pas l’impression que cela a changé plus que ça… Je fais la comparaison avec la télévision anglaise : il y a des gros, des handicapés, des personnes de toutes sexualités. En France on est toujours sur un modèle rétrograde.
Quelle est la responsabilité des médias dans la fabrication des personnes grosses ?
Les médias ont une responsabilité car ils font la promotion du corps parfait, normé. Il y a des critères de la femme consommable ou pas et dès qu’on sort de ces critères, on est à jeter. Qu’on soit grosse, vieille, en situation de handicap, non-blanche… Le manque de représentation et de diversité, le fait qu’on ne parle des gros que lorsqu’il est question de les faire maigrir, crée un vide dans lequel on ne peut se projeter. Je n’ai jamais vu quelqu’un à la télévision où je me suis dit « tiens elle me ressemble ». La seule personne qui m’a marquée à la télévision, c’était une femme dans le public de l’émission d’Ardisson, une femme noire très grosse. J’avais 6 ou 7 ans, et je me suis dit « c’est la première fois que je vois une personne grosse à la télé ». Elle m’a fait du bien, j’ai encore l’image dans la tête. Il y a peu d’idoles grosses. Adele on y a cru, c’est raté, mais tant mieux pour elle. Rebel Wilson [actrice américaine qui joue dans des comédies] est à fond dans les régimes…. Si les gens sont heureux ainsi tant mieux, mais on est 17 % de gros en France et il n’y a pas 17 % de gros à la télévision, et je n’en demande même pas autant ! Le seul gros médiatique qu’on a c’est Pierre Menès. Ou à l’époque Laurence Boccolini. C’est comme si le fait d’être gros ne permettait pas d’être chroniqueur ou artiste. Alors qu’il y a des gros qui ont du talent : c’est notamment pour ça qu’on avait fait le « Gros festival ». C’est terrible de ne jamais voir dans les médias quelqu’un qui vous ressemble.
Votre collectif interpelle justement souvent les médias et les institutions sur le sujet de la grossophobie. Dernièrement, vous avez dénoncé la nouvelle émission de Karine Le Marchand, Opération Renaissance. Qu’est-ce qui ne va pas dans cette émission ?
Le traitement des gros et du corps gros. C’est une émission encore une fois où on ne donne la parole aux gros que s’ils acceptent de maigrir. Et puis il y a des raccourcis sur la vie des gros, un côté psy de comptoir. On présente cela comme le must de la prise en charge, alors qu’on parle d’une personne qui n’a pas de diplôme et fait un bouquin pour apprendre aux gens à s’aimer. Je ne sais pas de quel délire messianique Karine Le Marchand s’est piqué. Je n’ai rien contre la chirurgie, j’espère que les gens opérés de cette émission vont être heureux. Mais il y a une différence entre ce qui est montré dans Opération renaissance et la réalité des grosses personnes opérées. À l’écran on ne voit rien sur le suivi préopératoire et postopératoire. On ne sait rien des douleurs, de la réadaptation alimentaire. Ni de ce que c’est de sortir de l’hôpital avec deux tiers de l’estomac en moins. Ça va impacter toute la vie. On sait qu’il y a des complications gravissimes sur ces chirurgies et qu’il y a 40 % des gens qui reprennent tout ou partie du poids perdu dans les cinq ans qui suivent. Un trouble du comportement alimentaire ne s’opère pas. C’est dans la tête.
Vous avez coécrit un livre intitulé « Gros n’est pas un gros mot ». Pourquoi faut-il parler selon vous de personnes « grosses », plutôt que de personnes « en surpoids », « rondes », ou encore « fortes » ?
On a souffert des périphrases autour de la grosseur, et qui renvoient à une espèce de féminité inatteignable : pleine de courbes, voluptueuse… Moi je ne me suis jamais sentie « voluptueuse », je ne suis pas un yaourt. On nous a beaucoup insultés de « gros » mais tu ne peux pas m’insulter de grosse, c’est ce que je suis ! Quand les gens dans la rue me disent « la grosse » je leur réponds « oui, c’est moi, y’a un souci ? » On a à cœur d’enlever le stigmate autour de cet adjectif. C’est une blague qu’on fait souvent avec Eva : un gros chèque, un gros cadeau, ça fait toujours plaisir ! Et « obésité » c’est un terme pathologisant, c’est pour ça aussi qu’on ne l’utilise pas. En plus, le calcul de l’IMC est remis en question. On n’emploie pas de vocabulaire de médecin.
Vous luttez contre la grossophobie mais aussi contre le sexisme. Qu’est-ce qui relie ces deux combats, selon vous ?
Les femmes souffrent plus de grossophobie. Toutes les femmes souffrent d’injonctions au corps parfait, et celles qui souffrent de grossophobie encore plus. Car plus on s’éloigne de la norme, plus on est discriminé. Les femmes forment 80 % des personnes opérées par chirurgie bariatrique, alors qu’il y a autant d’hommes obèses que de femmes obèses. Et les femmes sont opérées à un IMC inférieur que celui des hommes. Cela veut bien dire que la pression sur le corps de la femme grosse est multipliée. Se rajoutent ces imaginaires autour de la femme grosse qui serait bonne au lit… Avec un modèle de la grosse hyperféminisée. A Gras politique on a envie de dire aux personnes grosses : vous êtes aussi cool en jogging !
Si demain vous étiez nommée ministre de la lutte contre la grossophobie, quelle serait votre première mesure ?
Le remboursement de toutes les consultations psychologiques et diététiques, pour toutes et tous les Français. Et une allocation sociale alimentaire où tous les gens pourraient avoir accès à la même qualité de nourriture. Que les riches ne mangent pas mieux que les pauvres.