IMAGINAIRESPourquoi les humains sont-ils toujours atroces dans les dystopies ?

« Black Mirror » : Pourquoi les séries dystopiques montrent-elles toujours le pire visage de l’humanité ?

IMAGINAIRESLes séries dystopiques récentes comme « Black Mirror », « Years and Years » ou « Extrapolations » présentent des personnages particulièrement atroces
Laure Beaudonnet

Laure Beaudonnet

L'essentiel

  • La saison 6 de Black Mirror, dévoilée mi-juin, réussit à se renouveler avec des antihéros toujours plus cyniques et immoraux.
  • Toutes les dernières séries dystopiques en date décrivent une humanité pourrie jusqu’à l’os.
  • A quoi servent ces personnages atroces dans les dystopies ?

Difficile de regarder un épisode de Black Mirror sans être choqué par le cynisme de certains personnages. Que ce soit le lundi soir avec les rediffusions sur France 2, ou dans la sixième saison fraîchement arrivée sur Netflix, la série à succès signée Charlie Brooker finit par désespérer tant les humains y sont pourris jusqu’à l’os. Dans l’épisode Joan is Awful, la directrice d’une plateforme de streaming n’a aucun scrupule à détruire la vie des gens pour s’enrichir ; Beyond de Sea, l’épisode 3, suit la descente aux enfers d’un astronaute, campé par Josh Hartnett, qui préfère assassiner la famille de son coéquipier plutôt que de finir sa mission spatiale isolé ; dans Mazey Day, l’épisode 4, des paparazzis ne reculent devant aucune horreur pour se faire de l’argent.

Le phénomène ne concerne pas que Black Mirror. Extrapolations, la série d’Apple TV, montrent des ultra-riches, façon Elon Musk ou Jeff Bezos, creuser la crise climatique pour se remplir les poches. Pourquoi les fictions dystopiques montrent-elles toujours le pire de l’humanité ?

A la base, L’Utopie est une critique de la société. Décrire un modèle de société idéal pour explorer, en creux, les limites de notre système. « L’œuvre de Thomas More est originellement un miroir aux princes », note Danièle André, maîtresse de conférences en civilisation et cultures populaires américaines à l’Université de La Rochelle. Une sorte de marche à suivre ou de traité d’éthique destinée aux chefs d’Etat pour les aider à prendre des décisions. Et la dystopie est le revers de l’utopie : une sorte d’idéal du pire qui grossit les défauts de nos sociétés pour souligner là où on pourrait améliorer les choses.

« Black Mirror » dans les pas du mythe de Prométhée

« Ces séries explorent des dangers pour nous faire prendre conscience des menaces qui pèsent. Si on ne change pas nos comportements et notre relation à la technique, on s’achemine vers des systèmes totalitaires ou vers la perte d’une partie de nos libertés », pointe Bertrand Vidal, sociologue, maître de conférences à l’université Paul-Valéry Montpellier-3 et auteur de Survivalisme, êtes-vous prêts pour la fin du monde (Arkhe, 2018).

« Les dystopies nous mettent face à une réalité qu’on n’a peut-être pas envie de voir. Elles soulèvent des vraies questions mais on peut se protéger en se disant qu’on est face à de la science-fiction », complète Danièle André. Sauf qu’avec Black Mirror ou Years and Years, par exemple, les ressemblances avec notre réalité sont troublantes. Pire, la série Extrapolations, créée par Scott Z. Burns, se rapproche d’un documentaire d’anticipation. Elle place son intrigue en 2037 et traduit en images de façon implacable les projections catastrophistes des derniers rapports du Giec si rien n’est fait pour ralentir le réchauffement climatique. Difficile de se cacher derrière l’idée que ces fictions sont loin de nous.

Dans le cas de Black Mirror, décrire l’humain comme la pire des espèces a un intérêt scénaristique. Ce n’est pas la technologie qui est bonne ou mauvaise, mais la manière de l’utiliser qui peut avoir des conséquences néfastes. « La série dépeint négativement les humains pour critiquer l’usage qu’on peut faire de la technique. C’est une mauvaise humanité qui prend quelque chose de formidable, comme dans le mythe de Prométhée : Prométhée nous libère en nous donnant le feu, autrement dit la technique, et en fait, l’humanité s’en sert pour créer la bombe, les camps d’enfermement… », note Bertrand Vidal. Entre de mauvaises mains, l’intelligence artificielle, les plateformes de streaming, les écrans peuvent faire de gros dégâts. Black Mirror explore les recoins les plus monstrueux du rapport homme-technique pour faire refléter à chaque fois, nos propres limites.

Des dystopies pour identifier nos peurs

« Frankenstein, écrit par Mary Shelley, était déjà une critique des avancées technologiques, du fait que la science progressait en oubliant l’éthique, souligne Danièle André. C’était de l’écrit. Or les séries entrent chez nous, elles nous touchent profondément parce qu’elles tirent leur intrigue en longueur, on s’attache aux personnages, on est dans des environnements qui nous sont communs ». Et évidemment, la puissance évocatrice de l’image contribue à donner à ces récits un aspect ultra-réaliste. Il ne s’agit pas seulement de nous plomber le moral. Ces scénarios pessimistes peuplés de personnages immoraux permettent surtout de nous sortir de l’angoisse pour nous aider à identifier nos peurs. « Les séries dystopiques ne nous laissent pas dans une angoisse diffuse. La peur est bien ciblée, on a peur de quelque chose. Elle permet d’être rationnel, au contraire de l’angoisse qui nous plonge dans l’irrationnel », observe le sociologue.

Derrière ces choix scénaristiques se cachent aussi des intérêts économiques. Les plateformes de streaming ou les chaînes ont besoin que la série rencontre son public et, pour cela, il faut créer l’adhésion. « A l’heure actuelle, une majorité de la population se représente les riches comme des personnes qui vivent dans leur tour d’ivoire, qui n’ont pas les mêmes préoccupations que les gens de la rue parce qu’ils ont les moyens de s’en sortir, poursuit la spécialiste de la science-fiction. C’est d’autant plus flagrant quand des technoprophètes milliardaires décident d’explorer l’espace ou quand les grands groupes industriels continuent de polluer ». Présenter des antihéros immoraux, qui se désintéressent de l’effondrement du monde, permet à ces séries de surfer sur un ressentiment à l’égard d’une certaine couche sociale. Et, d’un point de vue narratif, plus l’ennemi est grand, plus la victoire paraît extraordinaire. « On se dit : je n’en suis pas là, note Danièle André. Si on continue, c’est la catastrophe, mais on peut encore se battre ». On peut garder espoir.