La mode post 2020: « Il y a une vraie volonté d’améliorer le système et de rendre la consommation plus consciente »
MODE•Qu’on le veuille ou non, la crise sanitaire a quelque peu ralenti la fièvre acheteuse qui nous pousse à consommer toujours plus depuis plusieurs décenniesPropos recueillis par Clio Weickert
L'essentiel
- La crise sanitaire a quelque peu ralenti la fièvre acheteuse qui nous pousse à consommer toujours plus.
- Et si 2020 nous avait permis de prendre conscience des répercussions de notre mode de consommation de vêtements ?
- Dinah Sultan, styliste tendance chez Peclers, une agence de conseil en stratégie créative, a apporté son éclairage à 20 Minutes.
Et si l’année 2020, aussi sombre et anxiogène fut-elle, nous avait permis de prendre un tout petit peu de recul sur notre mode de vie ? En particulier sur notre rapport à la mode, et sur cette fièvre acheteuse qui nous pousse à consommer toujours plus, comme des ogres insatiables. Depuis les années 1990, le phénomène de la « fast fashion », à comprendre « mode éphémère », nous encourage à renouveler sans cesse nos dressings, à collectionner les « basiques »… A privilégier la quantité sur la qualité, et à fermer les yeux sur les conditions de travail et les répercussions environnementales dévastatrices de l’industrie textile.
Cette année, la crise sanitaire nous aura au moins permis de ralentir la cadence, et les périodes de confinement nous auront forcés, bon gré mal gré, à diminuer nos achats. Comme le rapportait Le Figaro fin octobre, l’IFM (l’Institut Français de la Mode), notait en septembre une baisse de 6.5 % sur le chiffre d’affaires global des magasins, sites et chaînes d’habillement en France, et prévoyait une baisse entre 17 et 23 % sur l’ensemble de l’année. Une chute du marché qui a eu des conséquences dramatiques pour certaines enseignes, placées en redressement judiciaire. Mais au-delà de la contrainte de dépenser moins, une certaine prise de conscience a-t-elle émergé dans la tête des consommateurs ?
Dinah Sultan, styliste tendance chez Peclers, une agence de conseil en stratégie créative pour des marques du secteur de la mode, de la beauté, du design et du lifestyle, a apporté son éclairage à 20 Minutes. Co-conceptrice du « Fashion living lab », elle s’est penchée sur les enjeux et les engagements de la « mode de demain ».
Dans quelle mesure 2020 a pu provoquer une crise de conscience ?
Les incidences et les répercussions de la mode sur les plans humains et écologiques sont très connues depuis plusieurs années. Il y avait déjà une prise de conscience mais tout en se disant « on a le temps ». 2020 a accéléré les choses dans le sens où les consommateurs n’ont plus eu besoin de consommer à cause du confinement. Ils se sont rendu compte qu’il y avait beaucoup de choses dans leurs armoires, comme une sorte d’engorgement des vestiaires. On a pris le temps de ranger, vider, trier etc., et de se poser des questions sur la quantité, la valeur, l’usage de nos produits. Il y a donc eu un accélérateur de cette prise de conscience, et un ralentissement de la nouveauté, conséquence des magasins fermés.
Cette prise de conscience est donc plus de l’ordre du pratique, mais qu’en est-il des questions environnementales ?
Ce n’est pas du tout ce qui a changé le comportement du consommateur. Ça a été le cas pour l’alimentaire, pour la beauté, il y a eu une vraie interrogation écologique sur les produits qu’on mange et qu’on applique sur la peau, mais pour la mode pour le moment ça a moins d’incidence. Là où il y a eu un gros boum, c’est le marché de la seconde main. Des plateformes comme Vinted, des initiatives comme Go For Good ou ce qu’Auchan a fait en installant des corners de seconde main dans ses magasins... Là il y a eu une prise de conscience, de se dire qu’un vêtement pouvait avoir plusieurs vies. Il y a un souci de durabilité et d’écologie dans le sens où ça évite de produire un nouveau vêtement.
Et du côté des marques de prêt-à-porter, est-ce que cela a provoqué des changements ?
Pas tout de suite, mais elles ont compris qu’il fallait agir, en tout cas sur le marché de la seconde main. Il y a de vraies réflexions menées sur la question de la saisonnalité dans la mode et dans la façon de concevoir la collection en amont. Notamment sur ce qu’on appelle la « supply chain », le cycle de fabrication d’un produit, du dessin du designer jusqu’à sa mise en rayon. Le gros enjeu de demain ce n’est pas d’envoyer des paillettes au consommateur mais de retravailler cette chaîne en profondeur pour l’améliorer au fur et à mesure. Il y a une sorte de travail de normalisation et de nettoyage. En parallèle, elles vont revenir à des ventes plus directes à l’image des marques Instagram Make my lemonade ou Maison Cléo, qui elles discutent directement avec leurs consommateurs pour savoir ce qu’ils veulent vraiment. S’ils préfèrent développer un body, ou un pantalon… Ça va devenir de plus en plus précis dans la conception des collections pour répondre à des vrais besoins et pour éviter les surplus de stocks et leur destruction.
Ce sont des enjeux incontournables pour les marques ?
Aujourd’hui la mission de la marque est au même niveau que sa valeur. La plus facile à mettre en marche est vraiment de faire des efforts sur la RSE (les responsabilités sociales et environnementales). Et pour ce qui est de l’écologie et de l’empreinte carbone d’une entreprise, il est limite un peu tard pour se poser la question. Ce sont des réflexions qui auraient dû être menées depuis 2015-2016, quand ça a commencé un peu à chauffer pour la mode.
Celles qui s’y engagent maintenant peuvent donc être suspectées de « greenwashing » ?
Il y en a énormément dans la mode ! C’est normal parce qu’il faut aussi montrer qu’on est acteur du changement. Le fait de montrer des initiatives peut être positif mais si on creuse on voit très rapidement que c’est du greenwashing parce que c’est valoriser une seule initiative pour en cacher 30 mauvaises derrière… Mais il ne faut pas trop fustiger les marques directement parce que s’il y en a une aujourd’hui, demain il y en aura peut-être deux, puis trois… Jusqu’à ce que ça devienne une marque acceptable. Là où il faudrait avoir un vrai suivi c’est si un jour un comité de surveillance se mettait en place dans le monde, une sorte d’observatoire pour la mode. Ce serait dingue de pouvoir « vetiscoré » un vêtement qui permettrait de le classer en A B C D ou E, comme ce qui existe dans l’alimentaire. Mais la différence avec ce domaine, c’est qu’il ne faut pas oublier que la mode est un vecteur de rêve pour le consommateur. Il y a quelque chose de très grisant quand on achète un nouveau vêtement. Appliquer trop de négativité sur une étiquette, ça peut aussi avoir un effet néfaste sur le consommateur en le culpabilisant alors que l’idée est de l’aider à y voir un peu plus clair. C’est très compliqué d’arriver à un équilibre parfait.
La mode est donc devenue incontrôlable ?
Aussi parce que le consommateur n’arrive pas à se raisonner lui-même. La mode a toujours été l’industrie du rêve et il faut que ça reste un peu ça parce qu’on a besoin de rêver et respirer par le beau. D’ailleurs on pourrait également regarder du côté de la déco, ce n’est pas plus propre… L’industrie de la mode va avoir beaucoup de mal à changer de système. La fast fashion a créé des revenus financiers, de l’emploi, de la richesse pour ceux qui ont inventé les marques mais aussi pour les fournisseurs qui sont derrière, pour certains pays qui produisent des fibres ou des tissus… Il y a une énorme machinerie derrière qui serait mise en danger si on devait créer un nouveau système.
Malgré tout cela, peut-on dire toutefois qu’on tend vers une mode plus consciente ?
Il y a une vraie volonté d’améliorer le système et de rendre la consommation plus consciente. Il y a beaucoup de tables rondes et de réflexions dans les grands salons professionnels comme Première vision par exemple, qui sont menées autour de ça. Et au-delà de ça, pour moi l’un des sursauts de 2020 est surtout l’aspect politique de la mode. Avant c’était un secteur qu’on laissait relativement tranquille et qui appartenait à une bulle. Aujourd’hui on pointe du doigt des problèmes, comme notamment ce qui se passe avec les Ouïghours en Chine. Et la mode s’engage aussi, on l’a vu avec les élections américaines où il y a eu beaucoup d’engagements de la part des marques avec des messages très forts. L’exemple le plus flagrant est ce qui s’est passé avec la mort de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, on n’a jamais vu autant de marques internationales, et même de luxe, qui ont porté un message ou une attitude militante. Pareil avec la communauté LGBTQIA +, on sent que les marques ont besoin de se positionner sur ces sujets. Avant c’était très consensuel, il fallait parler à tout le monde. Et d’ailleurs c’était très excluant aussi. Il y a encore deux ans il n’y avait pas encore trop de questions sur l’inclusivité, sur l’appartenance politique… Désormais elles ont conscience que ce sont des sujets majeurs.