« Les hommes ont aussi porté des chaussures avec lesquelles il était très difficile de marcher »
INTERVIEW•Denis Bruna, commissaire de l’exposition « Marche et démarche » au Musée des Arts Décoratifs de Paris, revient sur l’histoire de la marche et de la chaussurePropos recueillis par Clio Weickert
L'essentiel
- Au Musée des Arts Décoratifs, une exposition se penche sur l’histoire des chaussures et de la marche, jusqu’au 23 février 2020.
- Culte du petit pied, talons vertigineux, fétichisme… Bien souvent, la chaussure semble entraver la démarche féminine.
- Doit-on voir dans cet accessoire vestimentaire, un outil de torture pour les femmes ?
«Je suis profondément féministe (…) Mais je ne suis pas totalement féministe, ce n’est pas possible. Je mets des talons par exemple, et une femme qui met des talons n’est pas totalement féministe. Parce que qu’est-ce que c’est mettre des talons, à part accepter l’idée d’être réduite à l’état de gazelle, fragile, à qui tu peux péter les pattes arrière à tout moment ? » Voilà le regard glaçant, mais non moins hilarant, que l’humoriste Blanche Gardin portait sur les adeptes des chaussures à talons, dans son spectacle Je parle toute seule en 2017. Des propos qui font drôlement écho à une passionnante exposition qui se tient actuellement, et jusqu’au 23 février prochain, au Musée des Arts Décoratifs à Paris.
A travers plus de 500 œuvres datant du Moyen Age à nos jours, d’Europe et d’ailleurs, le musée se penche sur l’histoire de la chaussure, et plus largement sur la « marche et la démarche », qui lui sont intimement liées. Outre des pièces de créateurs spectaculaires et importables, présentées en toute fin d’exposition, on découvre des chaussures du quotidien, portées par des femmes depuis des siècles, avec pour point commun une mobilité contrainte et un univers spatial restreint. Sans oublier le « culte du petit pied », la surenchère de talons vertigineux, l’érotisme fétichiste… En bref, la panoplie parfaite pour « se faire péter les pattes arrière à tout moment ». Le soulier a-t-il donc été inventé pour torturer la femme ? 20 Minutes a rencontré Denis Bruna, conservateur en chef du musée et commissaire de cette exposition.
Faut-il voir en creux de cette exposition, un univers de la chaussure complètement hostile pour les femmes ?
Je pense que c’est plutôt une réaction de nos esprits contemporains par rapport aux façons de marcher d’autrefois. Il y avait deux catégories de la population jusqu’à la fin du XIXe siècle : ceux qui marchaient et ceux qui ne marchaient pas. Ceux qui marchaient étaient contraints de marcher, traverser les rues, arpenter des chemins plein de boues, d’immondices, d’aller travailler dans les champs… Et il y avait l’aristocratie qui ne marchait pas, parce que dans son éducation il ne fallait pas marcher. Marcher était réservé aux gens des classes sociales inférieures. Par conséquent, la chaussure n’était pas un instrument qui permettait la marche, elle ne devait pas être confortable, elle était un signe extérieur de richesse et un signe de haute distinction sociale. Est-ce qu’il y avait de la contrainte ? Non, on n’était pas contraint, dans le sens où l’on ne marchait pas ! Si on avait dû marcher, les chaussures auraient été sans aucun doute, beaucoup plus appropriées à la marche.
Le point de départ de cette exposition est un soulier mesurant 21 cm de long et 5 cm de large, que Marie-Antoinette portait à l’âge de 37 ans…
Je me suis demandé comment une femme a pu glisser un pied adulte dans un soulier aussi petit. Il correspond à un 33 comme pointure aujourd’hui. Mais on a énormément de souliers ayant appartenu à l’aristocratie au XVIIIe, à la grande bourgeoisie au XIXe et début XXe siècle, de femmes mais aussi d’hommes, qui sont très minces. En travaillant sur les sources de l’époque je me suis aperçu très vite que ces classes sociales devaient rester le plus souvent à la maison, et dans l’éducation de jeunes gens, et surtout des jeunes filles, il n’était pas convenable de se promener dans les rues. Par conséquent il fallait que le pied soit petit. Dès la fin du XVIIe siècle le culte du petit pied se diffuse, Charles Perrault écrit Cendrillon en 1697, et elle avait un tout petit pied. C’est signe de bonne éducation, c’est une jeune fille bien comme il faut, elle est de la haute aristocratie.
Un culte du petit pied que l’on retrouve également à l’autre bout de la terre, en Chine.
Il y a eu un bandage des pieds en Europe occidentale, en France, en Angleterre, mais c’est très différent de celui qui a été pratiqué sur les femmes chinoises. Celui-ci a duré très longtemps, du XIe siècle jusque vers 1950 environ. Mais le bandage des femmes chinoises consistait plutôt à replier les orteils sous la plante des pieds en laissant le gros orteil en l’air. L’idée était de faire le pied le plus petit possible, de le réduire. On cassait parfois les os sur le devant pour plus facilement replier les orteils sous la plante. Une pratique de modification corporelle présente également en Occident. C’était très courant au XVIIIe, comme les corsages très serrés pour affiner la taille et monter la poitrine, les rajouts vestimentaires, des fausses hanches, des paniers, des rembourrages, des hautes perruques… Si vous prenez le corps d’une femme nue, le matin, et peu après lorsqu’elle s’habille, le corps est complètement transformé.
Mais comment cette pratique est-elle devenue à la mode ?
L’aristocratie a toujours voulu se distinguer. Quand les enfants des groupes sociaux les plus modestes marchaient nus pieds, l’aristocratie a chaussé les siens pour marquer une différence sociale. Pendant plusieurs siècles, les souliers des petits enfants aristocrates étaient identiques à ceux que portaient les adultes. Il s’agissait des mêmes chaussures pour les petits garçons que pour les hommes, les mêmes pour les petites filles et pour les femmes… Quand il y avait la mode des talons pour les adultes, il y avait la mode des talons pour les petits. Ensuite, il y a un autre passage car vers 5 ou 6 ans, l’enfant de l’aristocratie va apprendre à marcher. Certes il a marché comme tous les enfants vers 12 mois, mais vers 5-6 ans on fait venir un maître de danse, qui ne va pas seulement lui apprendre des pas de danse pour savoir danser en société, mais qui va lui apprendre à marcher et à avoir le maintien selon son rang. Il est donc vraisemblable que les maîtres de danse devaient aussi façonner le pied par des bandages, des chaussures très étroites… Et on a des descriptions d’aristocrates à la fin de leur vie qui se souviennent du supplice qu’ils ont vécu quand on leur a mis des souliers très serrés pour qu’ils aient de petits pieds. Un autre évoque la souffrance que son maître de danse lui infligeait en le faisant marcher sur la pointe des pieds nus, les orteils recourbés. Tout ça pour avoir une cambrure bien ronde sur le pied, un signe extérieur de richesse.
On note toutefois que, s’ils l’ont portée à une époque, la chaussure à talons ne l’est quasiment plus par les hommes…
Le talon est arrivé de Perse en Europe, vers la fin du XVIe siècle, et il était exclusivement réservé aux hommes. Les cavaliers perses portaient des chaussures à talons car c’était pratique pour bien les caler dans les étriers des chevaux. Les hommes d’Europe occidentale ont aussi adopté le talon pour ces mêmes pratiques. Mais progressivement ce sont les femmes qui se sont emparées du talon et un siècle plus tard il a complètement déserté la garde-robe masculine. C’est devenu un objet essentiellement féminin, et c’est très rare que des hommes en portent, mis à part dans le milieu de la musique, les pop stars des années 1960-70…
Et on a même poussé le talon à l’extrême, très vertigineux, en développant un véritable fétichisme… Ne voit-on pas ici la volonté de faire souffrir, ou du moins fragiliser le corps de la femme ?
Ça a toujours été très difficile de marcher avec le talon. Au XVIIIe et XIXe l’aristocratie et la grande bourgeoisie ont voulu des talons pour être beaucoup plus haut, par conséquent plus grand que les autres. Ça confirmait leur prétendue supériorité, leur oisiveté, l’aristocratie ne faisait rien ou pas grand-chose, avoir des chaussures très hautes avec lesquelles on marchait mal ne les dérangeaient pas. Si l’idée de supériorité physique et sociale a quitté le domaine du talon dès le XVIIIe il a été lié à l’érotisme, au féminin. Il a eu la faculté d’allonger la jambe, de donner un galbe plus gracieux au pied, au mollet… De permettre une démarche différente, sur la pointe des pieds, jugée comme lascive, chaloupée…
Mais justement, pourquoi avoir associé cette démarche chaloupée aux femmes, et non aux hommes ?
Je ne veux pas du tout défendre la « gente masculine », mais les hommes ont aussi porté des chaussures avec lesquelles il était très difficile de marcher. Mais il est vrai que le corps masculin a moins été entravé par le vêtement de manière globale. Mais on pourrait dire que ça vient de très très loin dans les origines de la culture occidentale, de la médecine grecque notamment, où on clamait par la « théorie des humeurs » que les femmes étaient des êtres inachevés et imparfaits. Et par conséquent, pendant des siècles on a pensé que par la coiffure, la cosmétique, le vêtement etc., il fallait en quelque sorte corriger et approcher le corps féminin de la perfection. Le corps masculin, considéré plus « achevé », est sur lequel on est le moins intervenu.
Et quid du confort dans tout ça ?
Dès la fin du XVIIIe siècle, les médecins s’interrogent, et ont des discours très enflammés concernant les cordonniers, accusés de faire des chaussures trop petites, qui ne respectaient pas l’anatomie du pied. Il a fallu attendre la fin des années 1870-80 pour voir la diffusion du pied gauche et du pied droit ! De même, auparavant faits de fines feuilles de cuir collées ensemble, apparaissent les talons taillés dans un seul bloc de bois et renforcés par du caoutchouc naturel. A la fin du XIXe, c’est le cambrion métallique qui apparaît, cette barrette de métal qui est situé à l’intérieur de la chaussure et permet de poser entièrement la plante des pieds sur la totalité de ses chaussures et donc à la chaussure de pouvoir supporter tout le poids du corps. Il faut aussi se rendre compte que dans cette seconde moitié de siècle, dans l’éducation des gens de la grande bourgeoisie il est désormais admis de découvrir la rue, on peut marcher, les rues sont beaucoup plus propres, nettoyées, les trottoirs aménagés… Et l’on découvre la notion de chaussure de marche. Pour nous c’est une chaussure que l’on va acheter pour faire une randonnée, mais dans les catalogues de vente de l’époque, ce sont des chaussures pour marcher dans Paris. Parce que l’élite sociale découvre la marche, il faut donc appliquer des chaussures à cette nouveauté.