#LISEZCHEZVOUS« L’Ancre Noire », épisode 2 de notre feuilleton littéraire

Deuxième épisode de « L’Ancre Noire », le feuilleton de Rocambole pour 20 Minutes

#LISEZCHEZVOUSRetrouvez chaque jour à 17 h un nouvel épisode du feuilleton littéraire de l’appli Rocambole et 20 Minutes : « L’Ancre Noire » de Tina Bartoli
Laurent Bainier

Laurent Bainier

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange, Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi écrivait Baudelaire dans les premiers vers d’A celle qui est restée (#chezsoi) en France. Eh bien, oui, mettez-vous sur votre séant et prenez ce livre, c’est L’Ancre Noire de Tina Bartoli et en partenariat avec Rocambole, l'appli pour lire autrement, nous vous proposons chaque jour à 17 heures d’en découvrir un épisode.

Résumé de l’épisode précédent : Toujours entre deux avions, Clémence est une consultante très demandée et épuisée, à qui seule sa fidèle assistante Josette sait résister. Mais la jeune femme a un rêve : devenir écrivain. Un jour la maison d’édition L’Ancre Noire lance un concours littéraire dont le gagnant remporterait trois semaines de coaching par le grand auteur Jean De Saint Geores, en immersion totale dans sa maison privée située quelque part dans les Vosges, en vue de l’édition d’un premier roman. Clémence candidate. Peu après, L’Ancre noire l’appelle..

EPISODE 2 – Le souffle dans le téléphone

Abasourdie, je pris la fuite et m’enfermai dans mon bureau, abandonnant Josette interloquée et vaguement inquiète. J’avais besoin d’être seule pour accueillir cette nouvelle improbable, incroyable. Se pouvait-il que mon texte écrit dans l’urgence fiévreuse d’une nuit sans sommeil ait été remarqué par l’un des plus grands auteurs de sa génération ? La gorge serrée, je laissai couler les larmes sur mes joues. Étaient-ce des pleurs de joie ou de frustration d’avoir perdu tant de temps pour n’avoir pas cru en moi ? Mais je me repris vite : après tout, je ne savais même pas ce que Jean De Saint Geores avait à me dire. Il fallait que j’en aie le cœur net, et je me mis fébrilement à chercher sur le net le numéro de téléphone de la maison d’édition.

Une musique d’attente m’accueillit ; je reconnus la valse triste de Sibelius. Mon instinct professionnel tiqua : grave erreur de com' que de recevoir son public sur une note éplorée aussi belle soit-elle.

Je fus interrompue dans mon analyse par la voix douce et mesurée de la standardiste. « Un instant s’il vous plaît » me déclara-t-elle d’un ton neutre lorsque je me fus présentée. Le cœur battant, mon attente reprit sur l’air dramatico-romantique de Sibelius.

Puis la mélodie se tut. « Allo ?…… Allo ? » dis-je par réflexe. Enfin, une voix, ou plutôt un souffle, me parvint. Son timbre était si grave qu’il semblait émerger des profondeurs abyssales. C’était Monsieur De Saint Geores qui m’annonçait sur un ton monocorde et fatigué que mon texte était l’élu de L’Ancre Noire. Aucun entrain, aucune joie ne perçait dans ses intonations, de quoi donner la chair de poule. J’avais imaginé tant de fois ce moment, depuis cette aube froide où j’avais envoyé, emplie de doute, ma création. Et ce matin de victoire ressemblait plutôt à l’annonce d’un enterrement. Quelle frustration !
Sans s’émouvoir de mon silence abasourdi, la voix désincarnée continua, lente, sinueuse. C’est ainsi que j’appris que mon coaching commencerait dès la semaine suivante dans une propriété nichée au cœur des Vosges. Quand enfin, retrouvant l’usage de la parole, j’osai protester que mon agenda ne me permettrait pas de me libérer si vite, je m’entendis répondre sur le même ton mélancolique :
– Savez-vous Madame, que le lauréat de ce concours s’assure la chance d’être publié ? Je ne crois pas avoir déjà entendu parler de vous dans le monde littéraire. Pensez-vous avoir les moyens de faire la fine bouche ? Votre talent a certes été remarqué au travers du texte que vous vous êtes donné la peine de nous faire parvenir, mais sachez que des dizaines d’autres candidats, tout aussi intéressants que vos quelques mots, seront ravis de prendre votre place. Vous n’êtes pas en position de négocier. Aussi, c’est à prendre ou à laisser. Que choisissez-vous ?

Médusée, je restai sans voix. J’oscillais entre la vexation d’être si rudement traitée, l’envie d’envoyer balader ce cuistre si imbu de son petit pouvoir et le sentiment qu’enfin mon destin était en marche, qu’y renoncer me plongerait dans d’éternels regrets.

– J’attends, s’impatienta le morne timbre.

Alors, dans une bouffée d’orgueil revancharde, je répondis avec aplomb :
– Je prends.
– Très bien, reprit la voix sans émotion, vous recevrez dans 48 heures un message contenant les modalités logistiques.
Et la communication fut coupée.
Je restai un instant sans réaction, le combiné du téléphone toujours à l’oreille, les lancinants « bip…. bip…. bip…. » résonnant dans ma tête comme autant de claques. J’étais vexée comme une petite fille que l’on vient de gourmander devant tout le monde. Un instant, l’envie de rappeler pour annoncer avec fracas ma défection me traversa l’esprit.

Mais finalement je me levai comme un automate, entrouvris machinalement la porte de mon bureau et, d’un ton aussi monotone que la voix qui venait de m’annoncer ma victoire, je demandai à Josette d’annuler toutes mes prestations sur les trois semaines à venir.
Saisissant mon manteau, j’entendis vaguement ses cris de protestation indignés. Je claquai la porte.

L’homme n’avait pas menti. 48 heures précises après notre conversation téléphonique, je reçus un billet de train avec quelques mots laconiques :
« Gare d’Otaville, 8 h 18 le lundi 8 mars. Octave vous attendra. JDSG ».


Je préparai mes quelques affaires comme l’on fait son paquetage pour la prison. À chaque instant ma voix intérieure m’enjoignait de renoncer, mais ses cris d’alarme se télescopaient avec les images de mes shows devant mon auditoire électrisé par le discours guerrier qui avait fait ma réputation. J’avais conscience d’être arrivée à la croisée des chemins, qu’un jour, déjà si proche, il serait trop tard pour essayer de réaliser mon rêve, de réécrire ma destinée. La vie n’est qu’un tour de manège.
Pour m’occuper durant les 2 h 30 de trajet, j’avais pris le dernier ouvrage de Jean De Saint Geores. Après son tout premier opus, celui qui l’avait fait connaître en devenant un best-seller international, c’était de mon point de vue son meilleur livre. Il y avait réussi le tour de force de rendre passionnante la répétition d’une journée sans cesse recommencée. Une sorte de boucle haletante et implacable qui forçait ses personnages à la psychologie tourmentée à, sans relâche, se réinventer. Le message délivré sous forme de sentence répétée était clair : la vie de l’Homme n’est qu’un éternel recommencement. Pourtant le final était magistral et laissait le lecteur pantois.

Plongée dans la réitération de cette journée, sortie de l’imaginaire de cet homme mystérieux avec lequel j’avais rendez-vous, c’est à peine si j’entendis la voix désincarnée de la SNCF annoncer l’arrivée en gare d’Otaville. Jetant un œil par la fenêtre je constatai que le ciel était barbouillé de nuages sombres et tristes. La pluie n’était pas loin. Quelques minutes plus tard, je me trouvai seule sur le quai d’une gare de campagne au milieu de la forêt. Je regardai un instant le train repartir dans un concert de grincements ferrailleux.

Puis, ce fut le silence. Une brise glaciale vint jouer avec mes cheveux et tout à coup je perçus le chuchotement du vent dans les aiguilles des grands épicéas sombres, surveillants austères de la petite gare qui semblait abandonnée. Loin d’être effrayée par cette ambiance lugubre, je me surpris à être heureuse. Je bus ce calme à plein poumons. J’avais l’impression de renaître, enfin loin de l’agitation citadine et de ses préoccupations factices. Et, bien que les perspectives de ma présence ici ne fussent pas des plus joyeuses, pour la première fois depuis l’appel de Monsieur De Saint Geores, j’eus la conviction que j’avais fait le bon choix.

Un bruit de pas me sortit de mes pensées. Je distinguai alors un homme grand, vêtu d’un costume sombre, s’approcher lentement. Il tenait à la main une petite pancarte sur laquelle était écrit mon nom, comme les chauffeurs de taxi attendant leur client au milieu de la foule remuante des aéroports. Ce détail un peu ridicule, puisque nous n’étions que deux sur ce quai au milieu de nulle part, m’amusa.

Quand enfin je pus croiser son regard, je m’aperçus qu’il était vide. Sa bouche faisait un étrange virage sur son menton, comme si elle était tirée vers le bas par d’invisibles élastiques. Quand il l’ouvrit enfin, il en sortit une espèce de grognement dans lequel il me sembla distinguer trois syllabes : « Oc-ta-ve ».

Un peu moins vaillante, je le suivis malgré tout jusqu’au véhicule qui nous attendait à la sortie du petit bâtiment. C’était une grosse berline noire aux vitres teintées. J’avais du mal à rassembler mes idées tant la situation me paraissait étrange. Mais que faire ? Fuir toute seule au milieu de la forêt obscure ? Remercier Octave et attraper l’hypothétique train qui passerait par-là ? Alors que je tergiversais, en proie à une inquiétude grandissante, je sentis qu’on dégageait ma main de la poignée de ma valise. J’eus un mouvement de recul. L’improbable bouche d’Octave se tordit en une grimace qui devait être un sourire et il parvint à articuler un « Je vous en prie Madame », en me poussant doucement sur le siège arrière de la voiture. La portière se referma sur moi et, avant que je ne réagisse, il était assis derrière le volant. Il vissa une ridicule casquette de chauffeur sur son crâne chevelu, se regarda un instant dans le rétroviseur comme pour juger de l’effet, puis pointant son regard creux dans ma direction, il bafouilla :
– Ne vous inquiétez pas Madame, je suis un très bon conducteur.

Interloquée, je hochai machinalement la tête ; cet homme me faisait froid dans le dos. Il démarra.

Effectivement, Octave conduisait prudemment : le compteur ne dépassa pas les 30 km/h. Cela dit, la route sinueuse que nous empruntions était vierge de tout obstacle : pas une fois nous ne croisâmes une voiture. Mon chauffeur était très concentré, les deux mains fermement arrimées au volant en position auto-école : 9 h 15. Je n’entendis plus un son sortir de sa bouche capricieuse.

Nous longeâmes finalement un haut mur de pierres surmonté d’étranges arabesques en fer forgé. Le véhicule s’arrêta devant un portail immense reprenant les curieuses volutes qui décoraient l’enceinte. Octave sortit laborieusement de l’habitacle et je le vis taper un code compliqué sur un clavier incrusté dans le mur. Les battants du portail s’ouvrirent dans un grincement plaintif. Nous entrâmes dans la propriété et mon cœur se serra quand, tournant la tête, je vis les mâchoires d’acier se refermer lentement derrière nous. Nous empruntâmes une allée de graviers courant au milieu d’une pelouse très verte, parfaitement entretenue. Au loin je distinguai d’abord une étendue d’eau émeraude : c’était un lac. Puis je découvris un joli petit manoir en pierres grises, à la toiture tarabiscotée. La bâtisse était dotée en son centre d’un escalier en fer à cheval qui ouvrait sur une terrasse dominant le lac. Sur le perron, le maître de maison m’attendait.

(…)

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