Eileen Gray et son « paquebot immobile », des temps d’avance sur la Côte d’Azur

Eileen Gray et son « paquebot immobile », des temps d’avance sur la Côte d’Azur

MATRIMOINEÀ l’occasion des Journées européennes du patrimoine, « 20 Minutes » s’est penché sur l’histoire de la Villa E-1027, à Roquebrune-Cap-Martin, et de son illustre créatrice
Fabien Binacchi

Fabien Binacchi

L'essentiel

  • A Roquebrune-Cap-Martin, dans les Alpes-Maritimes, la Villa E-1072 ou « maison en bord de mer » est devenue un musée depuis 2015.
  • Construite entre 1926 et 1929 par Eileen Gray avec et pour son ami Jean Baldovici, cette bâtisse a marqué le mouvement moderne.
  • La designeuse et architecte irlandaise, elle, a bousculé certains codes en œuvrant « dans un métier alors considéré comme un métier d’homme ».

A Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes), à deux pas de la frontière italienne, entre Monaco et Menton, on accède à cette « maison en bord de mer » par le sentier des douaniers. Posée sur des rochers léchés par les vagues, un temps abandonné puis squatté après le meurtre d’un de ses propriétaires, la Villa E-1072, son nom officiel, a été sauvée. Depuis 2015, elle est un musée. Très visité*. « Des gens viennent du monde entier pour le nom d’Eileen Gray », explique Elisabetta Gaspard, guide conférencière et chargée d’action culturelle au Centre des monuments nationaux.

Eileen Gray est considérée comme la pionnière du design.
Eileen Gray est considérée comme la pionnière du design. - Berenice Abbott

Avec cette bâtisse construite entre 1926 et 1929, avec et pour son ami Jean Badovici, propriétaire du terrain, l’Irlandaise, considérée comme la pionnière du design et surtout connue pour son mobilier Art déco, a marqué le mouvement moderne et bousculé certains codes. « Dans les années 1920-1930, le métier d’architecte était considéré comme un métier d’homme », rappelle la spécialiste.

Une maison « futuriste »

Longtemps, la créatrice aura été ignorée, voire négligée par la profession. « Elle a été totalement redécouverte après sa mort », dit-elle. Et sa villa de la Côte d’Azur, qu’Eileen Gray surnommait elle-même le « paquebot immobile », est une des pièces maîtresses de son œuvre. Nommée comme l’immatriculation d’un navire (E-1027, soit « E » pour Eileen, « 10 », pour la dixième lettre de l’alphabet, le J de Jean, 2 pour le B de Badovici et 7 pour le G de Gray), elle comprend sur deux étages et dans 120 m2 « plein de choses hypersurprenantes », décrit Elisabetta Gaspard.

Ses concepteurs évoquaient eux-mêmes « une maison construite pour un homme aimant le travail, les sports et aimant à recevoir ses amis. ». « A l’époque, ma propre grand-mère, qui était cuisinière dans la maison, expliquait qu’elle était 'futuriste', poursuit-elle. Eileen Gray a tout dessiné. Les meubles fixes et mobiles, les luminaires, les transats utilisables à l’intérieur comme à l’extérieur avec leur toile enduite comme les sièges des bateaux ». Des révolutions, comme les baies vitrées en accordéon et les volets coulissants, mais avec persiennes. « C’est une maison qui était déjà bioclimatique. Avec Jean Badovici, ils ont réfléchi à l’orientation, au soleil et au vent. Les fenêtres sur pivot permettent d’orienter le sens de l’air », explique encore la spécialiste.

Les baies vitrées en accordéon permettaient d'effacer la séparation entre l'intérieur et l'extérieur
Les baies vitrées en accordéon permettaient d'effacer la séparation entre l'intérieur et l'extérieur - Benjamin Gavaudo / Centre des monuments nationaux

« La place qu’elle méritait dans l’histoire du design »

« Eileen Gray était un précurseur. Mais elle est décédée en 1976 un peu dans l’anonymat. De son vivant, elle ne s’est pas autopromue, contrairement à beaucoup d’autres à l’époque, tranche Elisabetta Gaspard. Et ce n’est qu’après sa mort qu’on lui a fait la place qu’elle méritait dans l’histoire du design. »

L’œuvre d’Eileen Gray fait vendre. Son fauteuil « aux dragons » devient en 2009 l’objet décoratif le plus cher du XXe siècle. Ce « chef-d’œuvre d’invention et d’exécution », selon Christie’s, est acheté aux enchères pour 21,9 millions d’euros. Un record. « La côte de l’artiste et l’intérêt du public n’ont fait que monter, encore ces dernières années. Des deux seules maisons qu’elle a dessinées [l’autre, Tempe a Pailla, est située à Menton], la Villa E-1027 est la seule ouverte au public. Et les visites n’arrêtent pas, répète la guide. Elle avait entamé beaucoup d’autres projets architecturaux, mais qui n’ont jamais vu le jour. »

*Visites guidées du site « Cap Moderne » comprenant également des installations de Le Corbusier et Rebutato du 1er avril au 30 octobre, via le site du Centre des monuments nationaux