De « Black Mirror » à « Serviteur du peuple », les séries ont-elles le pouvoir de changer le futur ?
SOFT POWER•De nombreuses séries ont été capables de voir l’avenir. Et si c’était les séries qui changeaient la société ?Laure Beaudonnet
L'essentiel
- Séries Mania a organisé la conférence « Soft power et audiovisuel : comment les séries façonnent le monde de demain » le 24 mars dernier.
- L'occasion de se poser réellement la question du rôle des séries dans la création d'un futur plus souhaitable.
- Les séries sont-elles capables de donner une autre couleur à la société ?
Quand on associe futur et séries, on pense évidemment à Black Mirror. Cette série d’anthologie a projeté un monde futur dystopique et malheureusement souvent réaliste. Crédit social, surveillance, cerveau connecté… Elle a tout vu et plus encore. Le petit écran est le miroir de notre époque, mais est-il capable de transformer la société pour créer un monde meilleur (ou pire) ? C’est l’une des questions abordées le 24 mars dernier à Séries Mania lors de la conférence « Soft power et audiovisuel : comment les séries façonnent le monde de demain ». La fiction a-t-elle le pouvoir de transformer le monde ?
Une chose est sûre, de nombreuses séries ont ouvert des débats sur des sujets restés ignorés jusque-là. La sexualité féminine et les relations entre femmes dans Orange is the new Black qui s’offre des héroïnes lesbiennes, bisexuelles et trans. De son côté, la dystopie féministe The Handmaid’s Tale, adaptée du roman de Margaret Atwood, présente un miroir déformant de la réalité ultra-pertinent au point de voir ses codes repris par un certain nombre de mouvements féministes après sa sortie. Rappelons que la série a été diffusée quelques mois avant la libération de la parole des victimes de violences sexuelles dans le cadre de #metoo. Elle a mis un gros coup de projecteur sur les luttes qui restent à mener pour le droit des femmes.
« Avec le soft power, il est question de changement réel »
On pense également au blockbuster Westworld qui a élaboré une réflexion quasi prophétique sur l’intelligence artificielle et ses potentiels dangers pour la civilisation. Sa diffusion est intervenue quelques mois après les mises en garde de Stephen Hawking et Elon Musk sur la menace des robots tueurs, c’est-à-dire l’intelligence artificielle appliquée aux armements. Elle a imposé un débat philosophique sur les robots, poussant la fiction dans des contrées cauchemardesques.
« L’ambition des séries n’est pas seulement de se poser comme le miroir du monde, explique la philosophe Sandra Laugier pendant la conférence, mais de transformer la société avec des séries comme Our boys, The handmaid’s tale, et même Lupin. Elles permettent d’éveiller les consciences et de modifier leur façon de voir le monde. Avec le soft power, il est question de changement réel ». Les fictions qui parviennent à anticiper l’avenir ne s’en tiennent pas à représenter le monde, elles montrent ce que la société devrait être et parfois ça marche. « Aux Etats-Unis, on a observé une véritable prise de conscience sur la transidentité sur les cinq dernières années, une sensibilisation que la télévision a indéniablement permise », confirme James Poniewozik du New York Times à Séries Mania.
En dehors de la précurseuse Orange is the new black (2013), on pense à la formidable série Transparent (2014) de Joey Soloway, qui offre un regard délicat sur le coming-out trans d’un père de famille auprès de ses trois enfants et de son épouse, à Pose (2018), créée par Ryan Murphy, Brad Falchuk et Steven Canals, qui explore la Ball Culture dans le New York des années 1980, et plus récemment Euphoria (2019), de Sam Levinson, et We Are Who We Are (2020), de Luca Guadagnino (Call me by your name). Toutes ces séries ont créé un terrain propice à la réflexion du public sur la question de l’identité de genre, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe. Elles n’ont pas seulement exploré les difficultés que les personnes trans peuvent rencontrer, à travers leur coming out ou leur transition, elles ont proposé des rôles modèles -comme Jules dans Euphoria ou Laverne Cox dans Orange is the new black- dont la transidentité n’est presque plus un sujet.
Les séries peuvent faire élire un président ?
Si les séries ne modifient pas les consciences du jour au lendemain, elles apportent des connaissances et des arguments qui permettent au public de progresser. « Avec une bonne série, il y a toujours quelque chose qui permet de s’améliorer », insiste Sandra Laugier. Et à force de voir des séries proposer des héros et héroïnes différentes, complexes et riches, en montrant la diversité dans toutes ses acceptions (il y a encore du chemin), ces questions ne font plus débat.
Dans la sphère politique aussi, la fiction a eu du nez. The West Wing (A la Maison Blanche en VF), de Aaron Sorkin, a anticipé l’arrivée de Barack Obama un an avant son élection à travers le personnage de Matt Santos dans les deux dernières saisons. En 2004, le scénariste de la série s’est entretenu à de multiples reprises avec David Axelrod, conseiller politique d’Obama pour les élections sénatoriales. Et la série a vu juste. Un autre exemple est encore plus frappant. L’actuel président d’Ukraine interprétait dans Serviteur du peuple, diffusée entre 2015 et 2019, un professeur d’histoire devenu, contre toute attente, chef de l’Etat. La question se pose : et si les séries pouvaient faire élire un président ?
Zelensky serviteur du peuple
Pour Serviteur du peuple, Volodymyr Zelensky s’est appuyé sur une certaine idée du leadership. « Dans un pays où règne la corruption, l’idée est que le vrai pouvoir politique ne vient pas du fait que vous êtes fort mais au contraire que vous devez affronter les mêmes épreuves que vos concitoyens », explique James Poniewozik. Et dans les faits, Zelensky prolonge la fiction.
Retrouvez la rubrique Futur(s) ici
Loin de s’exiler ou de se replier dans une résidence, il partage l’expérience du danger et de la privation de son peuple. « C’est le message qu’il a utilisé pour rallier les Ukrainiens et le reste du monde », poursuit le journaliste américain. « C’est un homme politique qui est aussi acteur, producteur, metteur en scène, qui maîtrise parfaitement les codes et le vocabulaire de la fiction, ce dont il se sert pour décrire une réalité », note de son côté Thibaut de Saint-Maurice, chercheur de l’Université Panthéon-Sorbonne, auprès de l’AFP. A regarder les séries récentes, on peut déjà imaginer de quoi le monde demain sera fait, mais on vous laisse vous faire votre propre idée.