« Avec le NFT de "20 Minutes", on est entre l’histoire et l’histoire de l’art », selon Frédéric Chambre, directeur de Piasa
« 20 MINUTES » AVEC•Frédéric Chambre, commissaire-priseur et directeur général de la maison de ventes Piasa, analyse la folie NFT dans le monde de l'artPropos recueillis par undefined
L'essentiel
- Chaque semaine, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un sujet de société dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
- Frédéric Chambre, commissaire-priseur et directeur général de la maison de ventes Piasa, revient sur la vente inédite du NFT d’un exemplaire de 20 Minutes le 19 octobre prochain.
- Folie passagère ou phénomène durable, il analyse le récent emballement pour les NFT dans le monde de l’art contemporain.
Piasa entre dans l’histoire. La maison française de ventes aux enchères a décidé de se lancer dans l’aventure NFT avec 20 Minutes en organisant la première vente publique d'une oeuvre numérique en France. Le 19 octobre prochain, le NFT et la plaque d’impression offset du supplément Les folles années 2020 seront mis aux enchères par Piasa réunis au sein d’un unique lot, et l’argent récolté sera reversé au Fonds de sécurité de la Fédération internationale des journalistes (FIJ). C’est une première en France et, pour l’occasion, Frédéric Chambre, commissaire-priseur et directeur général de Piasa, analyse la folie des jetons cryptographiques qui secoue le marché de l’art à l’international. Il explique surtout pourquoi il a souhaité se lancer dans cette aventure artistico-journalistique.
Pourquoi avez-vous décidé d’accompagner « 20 Minutes » dans ce projet de vente aux enchères d’un NFT ?
Le projet construit par 20 Minutes est très intelligent. A travers votre NFT [le supplément Les folles années 2020], vous abordez des phénomènes de société (l’intelligence artificielle, l’écoanxiété, la folie du monde…) et, parallèlement, vous créez un nouveau support, le NFT lui-même, lié au marché de l’art. Le NFT est un nouveau regard qui interroge comment collectionner, quoi collectionner, comment vivre avec une œuvre d’art. On vit différemment avec un NFT qu’avec une œuvre d’art physique, ce n’est pas pour cela que cette dernière va disparaître. Il y aura toujours cette sensibilité à quelque chose de palpable.
Selon vous, les NFT ont-ils un futur dans l’art contemporain ?
Je pense qu’ils vont s’inscrire dans un développement durable de la création artistique. Il ne faut pas le transformer en un phénomène éphémère, sinon il risque de devenir éphémère. Aujourd’hui, on lie les NFT aux cryptomonnaies au lieu de les considérer comme des œuvres d’art. Ce n’est pas parce qu’il y a de la cryptomonnaie qu’il y a des collectionneurs de NFT. Dans l’histoire de l’art, on a connu des courants artistiques où d’un seul coup il fallait choquer. Avec les NFT, on est dans autre chose. C’est le support et la manière de nous approprier l’œuvre d’art qui changent. C’est une nouvelle manière de collectionner à travers son goût, ses humeurs et sa sensibilité.
Comment expliquez-vous que les NFT, jusqu’ici réservés au milieu de la crypto, aient connu une telle explosion dans le monde de l’art plus classique ?
L’épidémie de Covid-19 est passée par là. Les deux grandes maisons de vente au monde [Sotheby’s et Christie’s] ont initié ce phénomène fin 2019 ou début 2020. Il n’y avait plus de contact humain, plus de voyages, il fallait continuer à communiquer et à faire rêver. D’un coup s’est posée la question : comment continuer à créer des regards différents ? Le NFT s’est donc imposé naturellement. Cependant, parfois le monde veut aller trop vite et il ne faudrait pas que ce courant artistique soit réduit à un phénomène de mode.
Vous ne croyez pas à la bulle spéculative, mais croyez-vous que les prix vont s’effondrer ?
Il n’y a pas de repères. Je ne sais pas comment expliquer les prix. C’est presque incroyable qu’un NFT puisse être vendu 57 millions d’euros [une œuvre de l’artiste américain Beeple a été vendue en mars 2021 pour 69,3 millions de dollars par la maison d’enchères Christie’s] quand il y a peut-être dix Van Gogh dans le monde qui peuvent valoir ce prix. C’est aussi lié au marché très contemporain qui va très très vite. A la fin du XIXe siècle, il fallait organiser deux, trois, quatre expositions pour qu’un artiste soit consacré, c’était lent. Dans les années 1950, on ne voyait pas d’artiste de 30 ans qui valait immédiatement 400.000 dollars en vente. C’était une randonnée, il fallait gravir des sommets pour arriver à ce niveau. La reconnaissance, c’est une œuvre, un artiste et sa relation avec un galeriste dont l’œil, la clientèle et la capacité de persuasion participent à son succès. En revanche, le NFT vit par lui-même. C’est rare dans l’histoire de l’art de voir un artiste quasiment sans référence, sans marchand, sans visibilité internationale, valoir plus de 50 millions de dollars.
Le NFT permet également d’acheter un peu de l’histoire du numérique avec, par exemple, le code source du Web de Tim Berners-Lee vendu en juillet 5,4 millions de dollars…
Vous achetez une page d’histoire. C’est comme Bill Gates qui a acheté le Codex Leicester de Leonard de Vinci, on est entre l’art et l’histoire. Acheter le code source d’Internet, c’est acheter quelque chose d’historique. On passe dans l’histoire avec un grand H.
Un peu comme le NFT de « 20 Minutes » ?
Il y a eu une réflexion, une collaboration, il y a la plaque d’impression offset qui accompagne le NFT. Peut-être qu’on est dans une page d’histoire plus que dans l’histoire de l’art. On peut quasiment assimiler le NFT de 20 Minutes à un manuscrit. Quand on achète un manuscrit d’Einstein, on achète l’histoire. Avec le projet de 20 Minutes, on est entre les deux.
Pensez-vous que l’arrivée des NFT peut bouleverser la notion même d’œuvre d’art ?
Non, je ne crois pas. Dans un domaine proche, on peut considérer que la vidéo est un médium pas si lointain du NFT. On doit la brancher pour la regarder et si ça ne fonctionne pas, c’est une boîte noire. Ça a fait partie intégrante du regard des artistes contemporains. Il va y avoir des artistes qui vont s’approprier le NFT comme un médium de travail. De l’Antiquité à nos jours, le marché de l’art a traversé tous les siècles. On collectionne toujours les sculptures grecques et romaines. On ne va pas arrêter demain parce qu’il y a eu l’art moderne, l’art contemporain, la possibilité de reproduire des sculptures avec des imprimantes 3D… On arrive aux NFT parce qu’il y a eu plus de vingt siècles de réflexion, d’évolution, de disparition, de renaissance… On est dans un système de continuité. Il y a des phénomènes de tendances.
Les NFT pourraient-ils faciliter le marché de l’art conceptuel ?
Je ne pense pas. Le NFT aura sa véritable existence à partir du moment où il va créer quelque chose d’unique. Il faut qu’il crée sa propre identité. Vendre un mouvement, une chorégraphie, un coup de poing, pourquoi pas. Mais quand vous analysez l’histoire de l’art des années 1960-1970-1980, tout a quasiment déjà été fait. Le NFT tirera sa puissance et sa force de sa singularité. S’il commence à faire de la reproduction de choses qu’on a pu faire en vidéo ou qu’on est capable de faire devant un public, il n’y a pas beaucoup d’intérêt.
Les articles du «Journal d'un NFT» ici
Les NFT semblent encore en train de se chercher…
L’impressionnisme n’est pas né en quinze secondes, ni le cubisme ou le surréalisme. Il y a toujours une élaboration, une réflexion. Le cubisme part des Demoiselles d’Avignon de Picasso, après ce sont des échanges entre Braque et Picasso… On déstructure, on colle, on utilise des choses qu’on n’a jamais mises sur toile. Le NFT est dans la même tendance d’élaboration. Il se cherche en tant que courant artistique donc il va évoluer. Mais il faut que le NFT se canalise. S’il part dans tous les sens et veut toucher à tout, il n’aura plus d’impact singulier. Il faut qu’il trouve sa place dans l’histoire. Aujourd’hui, on est plus dans un système de NFT qui supplante l’artiste. Vous avez créé un NFT, mais ce qui est important c’est l’œuvre. Vous utilisez la technologie liée au NFT pour le rendre unique.