« 20 MINUTES » AVECUn univers comme celui de « Game of Thrones » est « une force de cohésion »

« Les univers fantastiques permettent une éducation politique et de penser la vie en société », explique Anne Besson

« 20 MINUTES » AVECAnne Besson, autrice de « Les pouvoirs de l’enchantement », analyse l’impact de « Game of Thrones », « Harry Potter » ou « Star Wars » dans nos vies publiques
Benjamin Chapon

Benjamin Chapon

L'essentiel

  • Chaque semaine, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
  • Aujourd’hui, Anne Besson, autrice de Les pouvoirs de l’enchantement – Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction, analyse l’importance des récits fantastiques sur nos vies réelles.
  • Faire de la politique avec Star Wars, lutter contre le dérèglement climatique avec Game of Thrones, manifester avec Hunger Games… Les exemples ne manquent pas.

Il y a dix ans, des millions de personnes débarquaient sur le continent imaginaire de Westeros. Etudiée, citée ou parodiée dans le monde entier, la série de HBO Game of Thrones allait devenir le phénomène culturel le plus marquant de la décennie. Samedi soir, OCS, diffuseur français de la saga culte, consacre ainsi une soirée spéciale intitulée GOT : La série de la décennie pour analyser son succès et son impact faramineux sur notre monde bien réel. A commencer par le monde politique. Les références à Tyrion le stratège ou Daenerys la vengeresse sont devenues très fréquentes pour analyser l’actualité politique, le fameux « jeu des trônes » cher à Cersei…

Mais Game of Thrones n’est pas un phénomène isolé ni la seule œuvre de fiction à avoir une influence sur nos vies. Des manifestants qui reprennent le signe de ralliement des rebelles de Hunger Games ou The Handmaid’s Tales, des politiques qui citent Harry Potter, des policiers qui se croient malins en parodiant Star Wars… Les références aux mondes fantastiques sont devenues banales.

Anne Besson, professeur de littérature à l’université d’Artois et autrice de Les pouvoirs de l’enchantement – Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction (éditions Vendémiaires), nous éclaire sur l’impact des œuvres de l’imaginaire dans nos vies publiques.

Il y a dix ans, le grand public découvrait Game of Thrones. Aujourd’hui, tout le monde connaît Daenerys et Jon Snow. Est-ce le symbole d’une consécration pour la fantasy ?

La science-fiction, la fantasy, les littératures de l’imaginaire… Toutes ces cultures de niche ou sous-cultures marginales associées à des populations bien précises se sont élargies et démocratisées. Il y a un élargissement du public de ces cultures en nombre et en mixité. De la marge, elles sont passées au centre. Les preuves de cela sont les succès populaires et commerciaux mais aussi la valorisation de la culture geek par les politiques. L’équipe de Macron se gargarise d’être fan de Star Wars. Justin Trudeau, Premier ministre du Canada, met des chaussettes Chewbacca. Pablo Iglesias, leader politique espagnol, a écrit un livre sur Game of Thrones et portait un t-shirt Daenerys, personnage qui représentait un avenir social selon lui – on ne peut lui en vouloir de s’être trompé… On est dans un contexte où nos goûts culturels définissent nos identités sociales, c’est beaucoup autour de ça qu’on interagit. Cet imaginaire partagé a une force de cohésion. On ne peut pas imaginer un politique qui ne connaisse pas Harry Potter…

Peut-on imaginer un futur président de la République française qui se déclare Poufsouffle ?

Je pense que le monde, en tout cas le grand public, n’est pas prêt pour Poufsouffle… Mais si un candidat à la présidentielle de 2022 est interviewé sur Twitch et qu’un gros influenceur lui demande quelle est sa maison Harry Potter, il faudra qu’il sache répondre.

Les politiques utilisent Game of Thrones ou Star Wars pour leur communication mais on voit aussi des références à Hunger Games ou The Handmaid’s Tales dans des manifestations… Le fantastique est-il subversif ?

Le signe de Katniss, les trois doigts levés, est le symbole du danger de la révolte d’un peuple contre une tyrannie, et de la mise en danger de soi-même. Quand les manifestants à Hong-Kong ou en Thaïlande en font usage, ils lancent un appel à une reconnaissance de leur lutte par le reste du monde. Il y a un usage politique du symbole.

De même, utiliser le costume des servantes de The Handmaid’s Tales permet à chacun de reprendre le rôle d’esclaves qui s’affranchissent. Ce costume permet aux manifestantes féministes de s’effacer en tant qu’individus et d’être plus que ce qu’elles seraient sans. Avec un uniforme, on est à la fois moins et plus que soi, c’est la définition même de l’individu en contexte militant : je fais corps commun, je m’efface et à la fois je suis plus que moi, j’incarne une lutte qui me dépasse.

Cette définition fait aussi un peu penser à celle de fandom. Les fans de Game of Thrones ont imaginé des fins alternatives, ceux de Harry Potter se détournent des prises de position de JK Rowling… L’engagement créatif de fans et de communautés dans la réécriture ou les commentaires de ces œuvres a-t-il un rôle politique selon vous ?

Le terme "engagement" est très polysémique dans ce contexte. On ne perçoit pas forcément la dimension engagée, c’est-à-dire en prise avec les enjeux du réel, des œuvres fantastiques. Or ces fictions permettent une éducation politique qui n’est pas forcément assurée par ailleurs. Matrix ou Game of Thrones permettent de penser la société et la vie commune.

Dans ces univers fantastiques, on voit souvent des enfants sauver le monde, ou du moins être investis d’un destin exceptionnel. Quel impact cela a-t-il sur les générations de jeunes lecteurs ?

On assiste en effet à un empowerement des publics adolescents auxquels sont dédiées ces œuvres et qui présentent souvent des héroïnes de leur âge. Il y a une raison commerciale à cela, pour faciliter l’identification. Mais dans ces univers, on retrouve le statut ambivalent de la jeunesse d’aujourd’hui. On a des jeunes gens qui font fortune sur TikTok, qui font des découvertes technologiques… Et en même temps, on constate une impuissance profonde de la jeunesse à se trouver des perspectives d’avenir.

Les œuvres dystopiques comme Hunger Games mettent en scène une rébellion des jeunes contre les pères et mères qui ont failli et sont responsables de la faillite du monde. Les jeunes prennent sur eux de réparer le monde.

Hunger Games ou Game of Thrones sont aussi des fictions très dures, qui décrivent des univers violents et désenchantés. Comment, alors, y voir une source d’espoir ?

Les fictions de l’imaginaire permettent de sortir par le haut de ce qui nous est présenté comme le champ du possible et du probable : la tyrannie, les catastrophes climatiques… On a beaucoup dit que l’invasion des Marcheurs blancs dans Game of Thrones était une métaphore de la catastrophe écologique en cours. Or, l’œuvre nous permet de nous projeter sur l’après-catastrophe. La fiction fantastique représente le désastre pour dépasser la résignation, l’idée qu’il n’y aura pas d’après. Cela permet de dépasser la sidération qui est celle de la collapsologie par exemple.

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Les œuvres fantastiques majeures sont souvent de longues sagas. Comment expliquer cela ?

C’est la longueur qui permet, et même oblige, la complexité. Star Wars pose la dualité bien-mal, les méchants sont très bien identifiés, même si les films racontent aussi comment un vrai héros devient un vrai antagoniste. Mais dans l’univers étendu – des romans, des séries animées, des comics… – apparaissent une richesse et une complexité narratives fascinantes.

Les séries fantastiques reprennent ce schéma. De manière quasi automatique les premières saisons posent des éléments narratifs assez schématiques. Mais pour qu’elles durent et qu’il y ait des histoires à raconter, les séries doivent se complexifier. Buffy est un exemple parfait de cela. On part d’une bluette pour adolescents dans la première saison, et ça se termine dans une apothéose de complexité psychologique et symbolique

Mais la fantasy et la science-fiction sont encore parfois perçues comme des œuvres légères, d’évasion…

Mais c’est très bien de vouloir s’évader ! Tolkien, dans son essai Du conte de fées, revalorise l’évasion en temps de guerre par exemple. Il se demande pourquoi les gens disent du mal de l’évasion quand on est prisonnier : l’évadé n’est pas un déserteur. Echapper à sa prison, sortir des cadres, trouver des alternatives, faire des propositions utopistes ou idéalistes… On a besoin de tout cela. Ces fictions ont aussi du succès en raison de l’accumulation des désenchantements politiques, de l’essoufflement des solutions réformistes des démocraties occidentales.