« Serge Gainsbourg n’avait rien d’un prédateur sexuel », défend Aude Turpault
INTERVIEW•A l’ère post-MeToo, les relations qu’a entrenenues Serge Gainsbourg avec de jeunes femmes à la fin de sa vie, suscitent quelques inquiétudes… Trois d'entre elles racontent leur histoire à « 20 Minutes »Propos recueillis par Anne Demoulin
L'essentiel
- Serge Gainsbourg a entretenu une amitié avec Aude Turpault de 1985 à 1991, alors qu’elle n’était âgée que de 13 ans à leur rencontre.
- A la fin de sa vie, Serge Gainsbourg a vécu une histoire d’amour avec Constance Meyer, 16 ans, et avec Marie-Marie, 19 ans.
- Toutes trois ont écrit sur leur relation avec Serge Gainsbourg, elles racontent à 20 minutes les dernières années de l’homme à tête de chou.
Elles ont fréquenté Serge Gainsbourg pendant les dernières années de sa vie. Dans 5bis (Autour du livre), paru en 2011, puis dans 5bis, rue de Gainsbourg, disponible sur le site du même nom, Aude Turpault fait le récit d’une amitié extraordinaire entre une ado mal aimée, sa copine Anne et Serge Gainsbourg lorsqu’elle était âgée de 13 à 18 ans. Dans La Jeune fille et Gainsbourg (l’Archipel), paru en 2010, Constance Meyer raconte son idylle tendre, amoureuse et passionnée avec l’homme à tête de chou, née alors qu’elle a 16 automnes et lui, 57 étés. Derrière le pseudonyme Marie-Marie se cache l’autrice de l’autofiction Il était une oie (Fauves), qui va sortir ce jeudi, celle qui fut l’amante du vieux dandy à l’âge de 19 ans.
A l’occasion des 30 ans de sa disparition, et alors que les récits de victimes de pédocriminels se multiplient dans un monde post-MeToo, elles racontent à 20 Minutes « leur » Serge Gainsbourg.
Votre première avec Serge Gainsbourg ?
Aude Turpault. On allait traîner avec une copine tous les mercredis devant le 5bis, rue de Verneuil entre fans. Un jour où il pleuvait, j’ai sonné trois coups, sans savoir que c’était le code secret pour qu’il ouvre. Je lui ai demandé de faire une photo. Il était amusé. Avec un peu de culot, je lui ai demandé si on pouvait visiter. Il nous a fait la visite guidée et nous sommes restées toute la soirée. Nous y sommes retournées le lendemain… Voilà comment nous sommes rentrées dans sa vie.
Constance Meyer. J’ai rencontré Serge Gainsbourg après lui avoir écrit la veille une longue lettre de 5 pages que j’ai glissée sous sa porte au 5bis, rue de Verneuil. C’était le 5 décembre 1985 à 20 heures. Il m’a invitée à dîner pour me remercier. On est allé au restaurant, il était drôle et m’a sorti tout son répertoire de blagues ! Il était à la fois le metteur en scène et l’acteur. J’étais subjuguée par son charme et son intelligence. Il était très classe et très simple.
Marie-Marie. Gamine, j’ai d’abord été fascinée par la beauté de Birkin, je l’adorais, et j’ai tout de suite aimé la musique de Gainsbourg. J’écoutais de très vieux morceaux, l’époque de Jazz dans le ravin. Je lui ai envoyé une lettre gamine où je lui disais : « Vous êtes mon idole et à l’école, je me bats pour vous défendre ». Il m’a appelée pour me remercier. Quelques années plus tard, quelqu’un m’a filé son numéro. Je l’ai appelé et lui ai dit que je souhaitais le rencontrer. Il m’a proposé de le rejoindre au studio Ferber où il enregistrait une pub. J’étais vraiment très impressionnée. Fruit du hasard, je l’ai recroisé sur le tournage d’un clip d’Indochine, il m’a reconnu et m’a dit : « Vous avez mon numéro, n’est-ce pas ? Alors appelez-moi, quand vous voulez. » Je l’ai rappelé le lendemain.
Comment décririez-vous votre relation ?
A.T. C’était une relation très amicale et filiale.
C.M. Serge était un enfant et ma jeunesse lui rappelait ses anciens temps, sa jeunesse.
M.M. Quand j’ai entamé cette relation, j’étais vraiment fascinée, fière qu’il s’intéresse à moi. Quand on sortait, les gens nous regardaient. A chaque fois que je rentrais chez moi, j’étais sur un petit nuage, euphorique et j’écrivais tout ce qu’il s’était passé. Progressivement, je me suis rendu compte qu’il y avait un décalage entre le personnage que j’avais adoré et celui qu’il était devenu. Artistiquement, je l’ai connu sur ces deux derniers albums, quand même pas très bons. Je me suis rendu compte petit à petit de la déchéance, mais j’étais encore fascinée. Il avait des côtés charmeurs. Il était d’une générosité incroyable, et pourtant il n’était pas si riche que cela. A la relecture de mon livre, je me suis aperçue qu’il était très autocentré : on écoutait sa musique, à part une fois Elvis Presley, on regardait les films dans lesquels il avait joué ou qu’il avait tournés. Il avait besoin d’être tout le temps rassuré là-dessus.
Qu’est-ce que cette relation vous a apporté ?
A.T. Énormément de choses, dans la mesure où j’étais un peu perdue. Comme beaucoup, j’ai eu une enfance pas très facile. Il a été la première personne à être bienveillante avec moi, à me montrer que je pouvais avoir des qualités, et venant de sa part, c’est hyperporteur. Il a été un ami, un tuteur et un professeur.
C.M. La maturité. J’étais très avide de culture, folle de poésie, j’ai fait une licence de lettres modernes, obsédée de littérature, et Serge a renforcé mon initiation. Il m’a apporté sur un plateau d’argent la culture, la littérature, la peinture, la poésie, l’art de manière générale, c’était palpitant !
M.M. Du rêve, bien sûr ! J’ai pénétré un univers auquel je n’aurais jamais dû avoir accès, et dont je rêvais enfant. Du reste, dans la première version du livre, l’épilogue se terminait par « On ne vit pas de chimères ». La relation a été un enrichissement et elle m’a fait mûrir.
Qu’est-ce qu’elle lui a apporté, selon vous ?
A.T. J’ai su par un proche de Serge qu’il lui avait dit qu'« avec moi, c’était bien, parce qu’il n’avait pas à se forcer ». J’ai été touchée quand j’ai appris cela. Avec ma copine et moi, il pouvait être lui-même, être naturel. Il n’avait pas besoin, ni de faire semblant, ni de mettre son costume d’amuseur de la galerie ou de provocateur. Il était juste lui-même. J’espère lui avoir apporté de la légèreté et de l’authenticité.
C.M. Ma jeunesse, ma spontanéité, mon naturel. Serge était très célèbre et les gens n’étaient pas naturels ou étaient intéressés, pas moi.
M.M. Un regard un peu critique que peut-être les autres n’osaient plus avoir avec lui. A la fin, je ne suis pas tendre avec lui… C’était ça qu’il aimait bien chez moi, parfois, je le houspillais.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur cette relation ?
A.T. Son biographe, Gilles Verlant m’a demandé d’écrire des anecdotes, une par jour. Ce que j’ai fait. Il m’a dit qu’il pensait que cela ferait un joli livre et m’a suggéré de rajouter ce qu’il se passait autour comme ma vie à l’école, etc. C’est devenu un manuscrit. Ce qui m’a poussé à le faire, c’était la peur d’oublier. Je voulais aussi que les gens découvrent le Gainsbourg intime, plus facétieux, plus tourmenté, plus léger aussi. Mon regard d’ado sur cet homme un peu blessé, un peu meurtri à la fin de sa vie.
C.M. C’est venu tout seul. Le hasard. Vingt ans après sa mort. Mais, en fait, je me devais d’écrire, à la fois pour enlever un secret pesant et à la fois pour lui rendre hommage.
M.M. Mon livre est dédié à mon amie Carole. Quand je rentrais, je lui écrivais de longues lettres de 10 à 15 pages. Je lui racontais tout, mais ce n’était pas un journal intime. Trois ans après sa mort, je lui ai demandé les lettres après ma rupture avec le fameux Hippo du livre. J’ai eu envie de l’épater, d’écrire cette histoire et de la publier pour le faire revenir. Je l’ai envoyé à quelques maisons d’édition, mais cela n’a pas marché. Certaines m’ont contactée, mais avaient peur de la réaction des ayants droit. Comme je l’avais envoyé chez Albin Michel, Gilles Verlant a utilisé certains passages. Je n’étais pas contente. Je l’ai attaqué en justice, et ne suis pas allée au bout, j’ai eu un petit dédommagement.
Dans vos trois livres, Serge Gainsbourg apparaît un peu comme un gamin, profondément triste…
A.T. Complètement ! Ce côté petit garçon était au fond de lui-même. Il l’est resté jusqu’à la fin avec cette envie de faire des farces, comme avec nous : voler des livres dans les magasins, jeter de la terre sur les passants, foutre le bordel dans les restos ou les taxis ou jouer au foot dans les hôtels. Et en même temps, il avait ces moments de tristesse insondables, très compliqués à gérer pour nous, qui avions entre 13 et 18 ans. La mission, que je m’étais donnée à l’époque, c’était de lui donner le sourire. Je voulais l’empêcher de pleurer et je faisais tout pour, comme ne pas mettre les disques de Jane en évidence, qu’il n’aille pas dans la mélancolie. C’était compliqué de le sortir de cet état. Il était très affaibli, fatigué et perdait la vue. Il avait cette lucidité, qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre et nous disait qu’il allait bientôt mourir.
C.M. Il était triste, c’est vrai, mais drôle aussi, une sorte un gamin joyeux triste clown, un artiste lucide, et les clowns savent que le fond de la vie est triste. C’était un poète, un visionnaire.
M.M. Il était encore très enfantin, même dans ses comportements. Profondément triste et profondément seul.
Comment appréhendez-vous son œuvre à l’aune de la cancel culture ?
A.T. Je ne vois pas le problème avec son œuvre, après si on parle de son attitude parfois en plateau télé, là, peut-être, je peux comprendre. Pour Lemon Incest, il n’y a pas de débat dans la mesure où il dit clairement : « C’est l’amour que nous ne ferons jamais ensemble ». C’était uniquement de la provocation comme il savait si bien le faire, il n’y a rien de malsain derrière. Melody Nelson n’est pas une histoire vraie, peut-être qu’aujourd’hui, il dirait qu’elle en avait 18 ans.
C.M. C’est l’œuvre d’un artiste avant-gardiste. Serge était un pur, un grand timide, qui aimait provoquer. Pour se dépasser. Mais il n’y a rien d’impur chez lui, que de la provocation face aux médias. Mais, dans le quotidien, Serge était simple, et pas du tout provoc, au contraire, très timide et élevé avec rigueur, cela se ressentait tout le temps.
M.M. Le succès est venu curieusement quand l’œuvre n’était plus au top.. Sur le dernier album, Suck Baby Suck, nullissime, passerait moins bien avec le mouvement #MeToo ! Il adorait Lolita de Nabokov. Je lui ai offert la première ébauche, L’Enchanteur. A l’époque de Melody Nelson, c’était de l’ordre du fantasme et de l’esthétisme, pour faire sa Lolita à lui.
Avec le recul, comment voyez-vous votre relation avec lui, à l’ère post MeToo ?
A.T. Aujourd’hui maman, je ne laisserai pas mes enfants aller sonner à la porte de quelqu’un de célèbre ou d’un inconnu et y passer des nuits blanches ! Je les mettrais en garde du fait qu’elles pourraient tomber sur un prédateur. J’ai eu connaissance de l’histoire avec Constance, elle avait la majorité sexuelle et c’était consenti. On parle d’une histoire d’amour. Il n’y avait pas d’emprise, rien de malsain. Il n’y avait rien d’un prédateur sexuel chez Serge Gainsbourg, contrairement à Gabriel Matzneff. Ces hommes-là sont en chasse en permanence, ce n’était pas du tout le cas de Serge Gainsbourg, pas du tout ! Il était au contraire très bienveillant et respectueux de qui on était : quand je téléphonais à ma mère, il quittait la pièce. Je ne me suis jamais sentie manipulée par lui, jamais ! Je revivrais cette histoire exactement comme elle s’est passée. Je remercie ma mère de nous avoir laissés la vivre, si elle avait été, comme moi, une maman protectrice, j’aurais loupé cette histoire. Elle nous faisait confiance, et lui faisait confiance, surtout, à lui. Je comprends que l’on s’interroge sur une ado qui passe des nuits blanches avec un homme plus âgé, mais, si on regarde cette histoire-là en particulier, elle est très belle.
C.M. Un grand souvenir. Serge a toujours été très classe, un noble. C’était un dandy rigoureux. Aucun débordement.
M.M. Curieusement, plus il vieillissait, plus son public rajeunissait, et il s’est retrouvé entouré de petites femmes. La première fois qu’il m’a parlé de Constance, sans citer son nom, où il me dit qu’en ce moment il fréquente une gamine de 16 ans, j’étais profondément choquée. Je ne représentais pas vraiment la figure de la Lolita, j’avais 19 ans.
Quelle place occupe Serge Gainsbourg aujourd’hui dans votre vie ?
A.T. Il est encore très présent et a eu une influence sur ma vie, c’est évident.
C.M. Je vis ma vie d’adulte. Serge est mort il y a trente ans, j’ai ma vie, mais je passe très souvent devant le cimetière et le remercie de tout ce qu’il m’a donné.
M.M. Il fut un temps où je racontais beaucoup autour de moi que je l’avais connu et que j’avais été l’une de ses maîtresses. Je ne le fais plus. Les gens parlent aussi de moins en moins de lui. Là, on en parle beaucoup, parce que cela fait trente ans. La génération de mon fils ne connaît pas l’œuvre de Gainsbourg, c’est dommage et désolant. Il y a autre chose que ces deux derniers albums !