8 SECONDESComment le déficit d’attention fait-il sombrer la culture (et vice-versa) ?

Notre déficit d’attention est-il en train de nous faire sombrer (culturellement) ?

8 SECONDESLa capacité d’attention humaine ne dépasse pas celle du poisson rouge et cela n’est pas sans conséquences sur la culture
Laure Beaudonnet

Laure Beaudonnet

L'essentiel

  • Selon un communiqué de Samsung début décembre, notre capacité d’attention est passée de 12 à 8 secondes depuis l’an 2000.
  • D’ici la fin de la décennie, on peut s’attendre à ce que la durée maximale d’un morceau de musique soit en moyenne de deux minutes.
  • De façon plus générale, la culture s’adapte à nos capacités et accentue le problème en le faisant.

Bientôt, l’humain ne pourra pas rivaliser avec le poisson rouge tellement sa capacité d’attention se dégrade. Début décembre, un communiqué de Samsung, qui présentait les conclusions d’une étude commandée à The Future Laboratory, soulignait la chute de notre capacité d’attention, passant de 12 à 8 secondes depuis l’an 2000. Egale à celle de notre ami à branchies, comme le révélait en 2019 Bruno Pattino dans La Civilisation du poisson rouge. « D’ici la fin de la décennie, on peut s’attendre à ce que la durée maximale d’un morceau soit en moyenne de deux minutes, de quoi enterrer le cliché de la pop song calibrée à trois minutes », pouvait-on lire.

De nombreuses plateformes culturelles tentent de s’adapter aux capacités humaines, comme l’application Rocambole, qui se présente comme le Netflix des livres et qui propose de lire des contenus littéraires de cinq minutes. L’industrie culturelle semble se battre pour des miettes de notre attention. Comment s’ajuste-t-elle à nos capacités ? Et, à force de pousser cette logique, le risque n’est-il pas de réduire nos aptitudes à néant ?

Plus il y a de contenus, plus on papillonne

Avant d’entrer dans le vif du sujet, voyons comment l’humanité en est arrivée là. L’attention s’est détériorée à mesure que l’offre « culturelle » s’est développée. L’augmentation du nombre de chaînes sur le petit écran a commencé le travail et le tout numérique s’est chargé du reste. Tout ça se passe dans le cerveau. « Quand on est face à des contenus numériques, le système recruté est un peu le même que pour les drogues dures, c’est-à-dire le circuit de la récompense, explique le chercheur en neurosciences Jean-Philippe Lachaux, auteur de La magie de la concentration (Odile Jacob). Quand les choses se prolongent et sont monotones, elles ne le stimulent pas assez ».

Or, le circuit de la récompense est constamment en quête de contenus qui pourront le stimuler. « Soit il n’y a rien pour le stimuler et il se calme, soit il y a beaucoup de contenus à portée de main et il motive un acte de recherche de nouveauté », poursuit le chercheur. Un peu comme un réflexe, on en veut toujours plus : plus de séries, plus de musiques… « On est dans ce qu’on appelle la neuro-économie, le cerveau optimise son bénéfice en minimisant les coûts », souligne Jean-Philippe Lachaux.

D’un côté, il y a la récompense qui consiste, comme son nom l’indique, à stimuler le circuit de la récompense, et de l’autre, le coût. Si on choisit de regarder, par exemple, Lupin, dans l’ombre d’Arsène, on ignore tous les autres contenus accessibles, et cela constitue un coût pour notre cerveau. Ce coût est d’autant plus fort qu’il y a beaucoup de contenus.

L’impression de rater quelque chose

C’est un peu le poisson qui se mord les nageoires. Si l’offre numérique a accéléré nos « soucis » de concentration, elle doit maintenant s’adapter à elle au risque d’accentuer le problème. « Cette surabondance fait que psychologiquement on a toujours l’impression de ne pas être là où les choses se passent », note la professeure des universités Marie Deprés-Lonnet, spécialiste de la médiation des savoirs dans les « environnements numériques ». Et la tendance pourrait se creuser. « Il faut vendre le temps d’attention qu’on a réussi à capter à ceux qui achètent les profils », reprend-elle. Car, dès lors qu’un contenu est gratuit (le streaming musical, YouTube…), ce qu’on vend, c’est bien l’utilisateur.

« On aboutit à une vision économique de profilage du public qui a comme corollaire de se poser la question : quelles sont les pratiques culturelles des gens et comment les deux s’ajustent réciproquement ? », analyse-t-elle. En gros, il faut trouver des méthodes pour faire rester les gens, à travers des épisodes (de séries ou littéraires) de plus en plus efficaces, faits de « cliffhangers », des contenus de plus en plus courts et, bien évidemment, des algorithmes de recommandation pour retenir le consommateur, au risque de l’enfermer dans un « profil » culturel qui ne lui correspond pas vraiment.

Récemment, Netflix a poussé le « vice » encore plus loin, en lançant la lecture en accéléré. « Eliminer tous les petits passages vides est un moyen de stimuler encore plus le circuit de la récompense », analyse Jean-Philippe Lachaux. Pas mieux du côté de la littérature. « Dans les liseuses d’Amazon, des tas d’informations sur les lecteurs sont récupérés : la vitesse de lecture, le nombre de lecteurs qui ont arrêté le livre, à quel endroit de l’histoire, observe Marie-Deprés-Lonnet. Ils disent que ces informations servent à améliorer l’ergonomie de leur liseuse mais en réalité, cela devient prescriptif pour les auteurs ».

Moins de culture et plus de divertissement

Les écrivains sont invités à modifier leur récit en fonction des préférences des lecteurs. Plus de sexe, moins de descriptions de paysages, plus d’action… Et si leurs livres ne plaisent pas suffisamment, Amazon peut virer l’auteur de sa plateforme. Pour certains romans de consommation, comme les romans de gare, les auteurs écrivent à la commande, comme pour les séries Netflix. « Une dose d’interculturalité, une dose de dystopie… Les formats collent au désir des gens », décrit la spécialiste. Le divertissement est poussé à son paroxysme.

« Dans cinquante ans, on risque de devenir une société complètement dépressive parce qu’elle s’est coupée de la possibilité de satisfactions plus profondes », s’alarme Jean-Philippe Lachaux. Lorsqu’on reste coincé au niveau superficiel pour stimuler le système de récompense, il y a une perte de sens. N’oublions pas que la culture invite -normalement- à réfléchir sur le monde, à se poser des questions et surtout à ressentir des émotions.


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Alors comment éviter de sombrer intellectuellement et psychologiquement ? On peut espérer un écœurement des utilisateurs à force de se goinfrer d’œuvres formatées. Ce pari est loin d’être gagné car, même insatisfaits, les utilisateurs restent parfois coincés dans un système qu’ils n’ont pas choisi. Jean-Philippe Lachaux préconise plutôt la psycho éducation. « Expliquer dans les écoles comment le système de récompense fonctionne et comment on peut se faire piéger », recommande-t-il. Lorsque l’humain zappe, il n’est pas maître, il répond à une commande de son cerveau. L’humanité doit accepter sa condition d’être mortel : elle ne pourra jamais tout voir.