« On ne s’émancipe jamais de Booba quand on est fan de rap français » explique Mehdi Maïzi
INTERVIEW•Référence dans le rap français, le journaliste officie depuis quelques mois chez Apple MusicPropos recueillis par Clio Weickert
L'essentiel
- Journaliste, animateur, curateur, Mehdi Maïzi est une référence dans le milieu du rap français.
- Depuis quelques mois, il officie en tant que « Head of hip hop » chez Apple Music France.
- « 20 Minutes » l’a rencontré pour une interview de rentrée.
Impossible de passer à côté de Mehdi Maïzi quand on s’intéresse au rap français. Il est au hip-hop hexagonal ce que Nathalie Saint-Cricq est à l’interview politique, ou encore ce qu’est Nagui aux jeux télé (une référence pour cet enfant de la télé). Du haut de ses 34 ans, le journaliste, animateur et curateur a déjà un CV long comme le bras. Il est notamment passé par l’Abcdr du son, média rap incontournable où il a fait ses débuts, et a présenté (entre autres) pendant plusieurs années la quotidienne La Sauce sur OKLM (la télé de Booba), avant d’y mettre un terme l’an dernier.
Depuis plusieurs mois il officie en tant que responsable des playlists et contenus rap chez Apple Music France, où il anime également l’émission hebdo Le Code Radio pour les abonnés. Chaque vendredi, il revient sur l’actualité rap francophone et donne la parole à un artiste par semaine (disponible gratuitement), dont le dernier en date est le déjanté Michel. 20 Minutes a rencontré Mehdi Maïzi pour une grande interview de rentrée.
Vous êtes LE journaliste rap en France. Vivez-vous cela comme une fierté ou est-ce une pression ?
C’est un titre qui n’existe pas vraiment, mais je vois ce que vous voulez dire. C’est quelque chose que je peux ressentir, non pas d’être le journaliste de référence mais quelqu’un qu’on peut appeler ou qu’on peut voir comme un des journalistes un peu identifiés. Quand j’ai commencé à faire ça j’avais envie que ma parole puisse être entendue, et j’avais l’impression que j’avais peut-être quelque chose à amener sur ce terrain-là, donc je suis content aujourd’hui d’avoir pu le faire, créer des émissions etc.
En concevant des playlists pour Apple Music, vous vous voyez comme un prescripteur ou un défricheur ?
J’ai l’impression que les médias, au sens large, sont moins prescripteurs qu’avant. J’exagère un peu mais les gens sont quasiment au courant en même temps que nous des nouveautés, et sur les réseaux sociaux ils découvrent parfois même des artistes avant nous. Le Code est particulier parce que c’est une playlist pour le rap francophone sur Apple Music. L’enjeu est de la rendre accessible tout en étant prescripteur : trouver un équilibre entre les tubes qui drivent l’audience rap, et sortir un peu de l’autoroute des hits pour être dans la découverte.
Cette semaine, plusieurs artistes ont été accusés de violences et agressions sexuelles sur les réseaux sociaux, faisant apparaître le hashtag #balancetonrappeur. Qu’en avez-vous pensé ?
Je trouve ça tout à fait normal que ça infuse le milieu du rap, il y a de plus en plus de choses qui sortent depuis plusieurs années, dans tous les secteurs. Ce qui m’embête est juste de résumer le truc aux rappeurs et de donner l’impression que tous les rappeurs… Ça donne l’impression que ça gangrène le milieu du rap. Je pense que ça existe, comme dans tous les milieux. Dans le rap plus qu’ailleurs ? Je ne pense pas mais je n’en sais rien ! J’ai vu des gens sur Twitter qui disaient « mais alors les médias rap, vous le saviez et vous n’avez rien dit ? Je ne peux pas croire qu’à cause de la proximité que vous avez avec ces artistes, que vous ne le saviez pas ? » En fait, si ! On n’est pas au courant de ça. C’est en ça que c’était compliqué. Par contre c’est bien que ça arrive chez nous aussi, qu’on n’ait pas d’omerta à ce niveau-là. C’est important que nous aussi dans notre milieu, qui est majoritairement masculin, on fasse comprendre que la parole des victimes peut être entendue. Et qu’on puisse créer un terrain de sécurité où ces personnes peuvent s’exprimer. Et je pense que ce n’est pas le cas aujourd’hui parce qu’il y a beaucoup d’hommes et une grande proximité entre eux.
Cette remise en question est donc plutôt saine ?
Elle devait arriver de toute façon. Même moi, dans un autre registre, je me pose des questions. Si demain je lance une émission, je me poserai évidemment la question de la place des femmes, chose que je ne faisais pas forcément il y a 5 ou 6 ans. Je me rends compte de l’influence qu’on peut avoir, et de la nécessité de présenter des choses diverses, et pas seulement masculines. Aujourd’hui faire quelque chose qu’entre mecs me semblerait anormal et déplacé.
Cet été vous avez consacré un « Code Radio » aux rappeuses. Une émission qui vous semblait nécessaire, même si vous n’étiez pas forcément à l’aise de les regrouper…
C’est toujours ce qui m’embête un peu. Là, je l’ai fait parce que ça me semblait le moment et qu’on me demande souvent pourquoi il n’y a pas autant de rappeuses que de rappeurs. Mais ce n’est pas un genre, le rap féminin. Elles ne font pas toutes la même chose. Chilla n’a rien à voir avec Lala & ce qui n’a rien à voir avec Meryl. Je pense que le combat est de parler de ces personnes en tant qu’artistes, avant que d’en parler comme des femmes. Je ne vais pas faire un truc tous les mois sur « les rappeuses », l’idée est plutôt de jouer de plus en plus de femmes dans la programmation courante.
Les femmes ont enfin mis le pied dans la porte ?
J’ai quand même l’impression que ça va dans le bon sens, il y en a de plus en plus, mais c’est encore dur ! On n’arrête pas de dire le rap c’est génial, ça cartonne, mais dans les charts il n’y a pas beaucoup de rappeuses. Elles ont encore du mal à se faire une place vraiment visible. Diam’s par exemple, j’ai l’impression que ça a été une bénédiction et un fardeau parce qu’à chaque fois on a cherché « la nouvelle Diam’s ». Elle a amené le rap tellement loin, en termes de succès et de popularité… Plus loin que quasiment tous les rappeurs en fait. Du coup on se dit qu’une rappeuse doit forcément être Diam’s ! Alors que non, comme un rappeur ne doit pas forcément être Booba.
En quittant OKLM, vous vous êtes émancipé de Booba ?
On ne s’émancipe jamais de Booba quand on est fan de rap français ! (rires) Il plane toujours au-dessus de nous ! Ceux qui écoutaient La Sauce savent qu’on y jouait aussi Kaaris ou Rohff. Là où je rejoins cette question, c’est qu’il y a plein d’artistes qui n’auraient pas été sur OKLM parce qu’ils ne voulaient pas aller sur le média de Booba. De par les conflits qu’il pouvait avoir avec des artistes, il était évident que certains ne venaient pas. Je n’ai plus cette contrainte-là, qui n’était ni de mon fait, ni du fait de Booba, mais ce n’est pas pour ça que je suis parti. Je ne me sens pas plus libre, et je ne crois pas m’être privé de partager des coups de cœur pour ça.
Vous présentez toujours « Rap Jeu » sur YouTube, une émission qui vous tient à cœur ?
C’est un truc que je voulais faire depuis longtemps. Quand je me suis un peu improvisé animateur sur l’Abcdr et sur DailyMotion, j’ai vu que les rappeurs étaient habitués à faire des interviews et qu’on n’avait pas encore de divertissements dans lesquels ils pouvaient exister. On commence à en avoir désormais. J’ai eu l’impression que le rap était désormais assez mature pour pouvoir rire de lui-même. Je suis content car c’est le premier truc que je fais qui a vraiment du succès ! C’est un programme qui est un peu identifié et ça c’était un rêve un peu secret.
Après avoir été une contre-culture, le rap est devenu mainstream. Comment faut-il voir cela selon vous ?
C’est une bonne chose dans l’absolu, mais c’est quoi la suite ? J’ai l’impression que tous les genres qui ont commencé comme des contre-cultures, au bout d’un moment sont devenues LA culture mainstream, et souvent ça a été un peu le début de la fin. Je ne sais pas ce qui va se passer demain pour le rap, je n’ai pas l’impression que les indicateurs donnent l’impression que ça va décliner. En 2020, sur les albums mainstream, il y a pas mal de choses qui se ressemblent, des formules qu’on retrouve un peu d’un disque à l’autre… En tant que journalistes rap, on n’est pas censé se contenter de dire « c’est le nouvel âge d’or », mais « qu’est-ce que ça veut dire en termes d’expression artistique ? ». A une époque où tout le monde rappe, on peut très facilement avoir un 15 titres plus ou moins formaté. Mais ça donne aussi la place à des choses plus alternatives : Laylow par exemple, qui a été un vrai succès de l’année, sort complètement des cadres mainstream. Freeze Corleone, lui, solidifie une fanbase alors qu’il est complètement à revers de l’industrie… C’est peut-être eux qui vont revigorer ce genre-là qui se porte très bien en apparence, mais qui artistiquement est peut-être en train de tourner en rond. Après si le public a envie de ça, c’est lui qui décide.
Que pensez-vous de la place qu’a prise le rap dans les journaux généralistes, est-ce la preuve que le rap est devenu une culture « comme une autre » ?
Je ne crois pas. Il y a encore beaucoup de médias traditionnels qui en parlent très mal. Je pense même qu’il n’y en a pas beaucoup qui en parlent bien. Le traitement des artistes rap n’est pas le même que celui de la chanson française ou pop. Moi je m’en fiche. Je ne demande pas à Elisabeth Levy de chroniquer l’album de Maes… En revanche, il y a une nouvelle génération de journalistes qui ont grandi avec le rap. Donc de plus en plus de gens vont en parler correctement. Ça va dans le bon sens mais cela reste compliqué. Aya Nakamura, par exemple, n’est pas reçue comme elle devrait l’être, c’est une artiste majeure ! Booba, dans le rap, c’est un artiste légendaire ! Pour la plupart des médias, c’est un mec qui s’est battu à l’aéroport.
Dans l’Abcdr du son, vous regrettez pourtant un peu que les médias spécialisés dans le rap s’abstiennent de parler des polémiques…
Je pense que c’était compliqué parce qu’il y a une proximité dans ce milieu [entre médias et artistes] qui fait que quand tu es proche de quelqu’un, tu n’as pas envie de le descendre. Concernant la critique du rap et des textes, pendant longtemps j’ai dit – mais ça a ses limites – : « c’est du second degré ». Or, dans la société actuelle, avec l’évolution sur certains sujets, avec l’influence qu’ont les rappeurs, je comprends qu’on puisse questionner des textes. Si demain un rappeur tient des propos homophobes, on ne peut pas dire : « C’est du second degré, ce n’est pas lui qui parle, c’est un artiste ». Il y a une limite un peu plus subtile que ça et je pense que, nous aussi journalistes de rap, nous devons faire une autocritique. Et moi le premier. Il faut réussir à être un peu plus honnête avec cette musique, dire que tout n’est pas génial. Sur Moha La Squale, quand tu as ce truc-là qui sort et que juste après des médias rap relaient l’info de son album, le timing est un petit peu bizarre… Doit-on faire la promo, comme si de rien n’était, de cet artiste à ce moment ? J’ai l’impression que non et qu’on doit commencer aussi à prendre des responsabilités.
Qu’est-ce qui vous passionne toujours autant dans le rap ?
Sa capacité à se réinventer. C’est ça qui ma toujours fasciné avec cette musique : le rap d’aujourd’hui ne ressemble pas au rap d’il y a 30 ans, 10 ans, 5 ans ! C’est une musique toujours infusée par des mini révolutions musicales, lexicales. Tu as vraiment l’impression d’avoir une musique mouvante et qui s’adapte. C’est assez excitant un genre qui n’est pas statique, et qui n’est pas mort.