« 20 MINUTES » AVEC...« Qu’on fasse naître le désir de lire ! », clame Amélie Nothomb

« Si je peux jouer le rôle d’allumeuse littéraire, je serais folle de fierté », clame Amélie Nothomb

« 20 MINUTES » AVEC...Rencontre avec Amélie Nothomb pour la sortie des « Aérostats », drôle de roman initiatique et livre de rentrée idéal puisqu’il traite de l’envie de se plonger avec délice dans la lecture
Stéphane Leblanc

Stéphane Leblanc

L'essentiel

  • Tous les vendredis, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
  • Amélie Nothomb évoque son dernier roman qui la ramène à ses années d’étudiante, quand la littérature lui a sauvé la vie.
  • Sa narratrice déclenche chez son jeune héros une envie inédite chez lui de se plonger dans la lecture et c’est de bon augure en cette période de rentrée des classes.

[ EDIT. Cette interview a été initialement publiée le 28 août 2020. Nous vous proposons en cette fin d’année de (re) decouvrir une sélection d’entretiens « 20 Minutes avec » qui ont marqué 2020.]

Le prix Goncourt lui a échappé de peu l’an dernier. Après Soif, Amélie Nothomb revient avec Les Aérostats, une fable enlevée, drôle et cruelle dont le titre est inspiré des premiers ballons dirigeables qui fascinent Pie, le jeune héros du roman, parce qu’ils sont prêts à s’enflammer comme une torche à la moindre étincelle. Face à cet adolescent en rupture, son père, à bout d’idées, propose à la narratrice, à peine plus âgée que son fils, de remédier à sa dyslexie. Elle va lui donner le goût de la lecture, en plus de faire naître en lui des sentiments dévastateurs. Un roman initiatique sur l’adolescence ? Que rêver de mieux à la veille de la rentrée des classes, même si c’est au début de l’été, quelques jours après le déconfinement, qu’Amélie Nothomb a reçu 20 Minutes, en toute décontraction, vêtue d’un simple débardeur, une longue natte plongeant dans son dos, dans la petite remise qui lui sert de bureau aux éditions Albin Michel à Paris.

Avec votre 29e roman, vous revenez à quelque chose d’assez intimiste et personnel, semble-t-il : Ange, la jeune narratrice, c’est un peu vous au même âge, non ?

A 19 ans, j’étais largement comme elle, sérieuse et solitaire. Mais je me sentais à côté de mes pompes et j’étais mal dans ma peau. Comme Ange, j’étais ostracisée à l’université, incapable d’avoir des amis, mais au lieu d’en tirer parti honorablement comme dans le roman, je le vivais comme une pestiférée. Et j’en souffrais beaucoup.

Pie, son partenaire, est un adolescent en rupture. Son père pense qu’il souffre de dyslexie, mais ça n’a rien à voir…

Sous la classification dyslexie, il n’y a peut-être qu’un pour cent de dyslexiques réels. Les autres, c’est simplement des jeunes qui, à cause de milles choses qui ne sont pas forcément faciles à analyser, n’ont pas la possibilité d’entrer en contact avec le réel. Et évidemment les symptômes sont terribles. Moi je lance une idée toute simple, parce qu’évidemment je ne suis ni sociologue, ni médecin, ni rien : commencer à lire de très bons livres. C’est pas mal comme solution !

La littérature comme remède au mal de vivre ?

On initie si peu les jeunes à la littérature qu’ils ont tout à découvrir. Y compris que la littérature, ce n’est pas la morale. Dans le livre, Pie se montre extrêmement moralisateur. Par exemple, il n’aime pas Le Rouge et le Noir parce que Julien est un salaud. On a envie de lui dire « bah oui Julien est un salaud, même s’il n’est pas qu’un salaud, et alors ? » Il préfère L’Iliade à L’Odyssée parce qu’Ulysse est retors. Et alors ? Est-ce qu’Ulysse doit être gentil pour que L’Odyssée soit un bon livre. Mais en même temps, il est très brillant. On ne peut pas dire qu’il dise des sottises, tout au contraire.

Qu’est ce qui vous a inspiré ce personnage d’adolescent en rupture ?

Pie est le syncrétisme de plusieurs personnes de cet âge-là, autour de 16 ans, anormalement brillants, précieux, d’une intelligence supérieure à la moyenne. Mais pour qui – et cela m’a très souvent brisé le cœur – rien ne se passait. Comme si l’enseignement et la vie même, n’étaient pas faits pour eux. C’est peut-être pour cela que la fin de mon livre est si radicale…

Ces jeunes gens, vous les avez rencontrés ?

[Elle montre son volumineux courrier, des lettres à l’écriture manuscrite disposées sur son bureau]. Le plus souvent, je les rencontre… comme ça.

Et vous répondez à leurs lettres ?

Je vais aggraver mon cas parce que vous allez l’écrire dans 20 Minutes : je ne sais pas ce que c’est qu’un mail, je ne sais pas ce que c’est qu’Internet, je suis 100 % analogique, mais, je réponds à mon courrier. Pas aux insultes, pas aux stupidités, mais à tout ce qui le mérite je réponds et parmi ces innombrables courriers, il y a beaucoup de jeunes gens de 15, 16, 17 ans…

Votre narratrice donne envie à son jeune élève de lire, mais votre livre aussi donne envie de se replonger dans la littérature…

C’est le plus beau compliment qu’on puisse me faire. Si je peux jouer le rôle d’allumeuse littéraire, je serais folle de fierté. J’ai vu tellement de gens, souvent des jeunes, qui n’avaient aucun appétit pour la littérature, qui ne lisaient pas, parce que c’est comme tout, ça s’apprend. Je ne veux pas faire la morale car ce doit être terriblement dur d’être enseignant aujourd’hui, mais comment peut-on accepter qu’on ne donne à lire à l’école que des extraits de cinq pages sous prétexte que des jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus. Mais je comprends qu’ils ne lisent pas ! Car c’est quoi l’intérêt de ne lire que cinq pages du Rouge et le Noir ? Au contraire c’est un cercle vicieux : moins on lit, moins on a envie de lire ! Qu’on fasse naître le désir !

Ange joue sur la curiosité de Pie. C’est ça, susciter le désir ?

Bien sûr. Ange est, comme dit Socrate, « le dard qui réveille ». Et ce n’est qu’une jeune étudiante qui n’a que trois ans de plus que Pie.

Vous qui écrivez beaucoup, vous éprouvez toujours le désir de lire ?

Je suis lectrice depuis bien plus longtemps que je suis écrivain et je continue de lire plus que j’écris. Chaque fois que je tombe sur un jeune qui me dit : « ah, j’aimerais bien devenir écrivain, mais je n’aime pas lire », je lui dis : « non, mais on arrête tout de suite, ça n’a aucun sens. Un cuisinier qui ne mange rien, ça n’existe pas ». Et plus on va écrire et plus on aura envie de savoir, comme un cuisinier, ce que les autres écrivains peuvent bien mettre dans leur sauce…

Le confinement vous a-t-il laissé plus de temps que d’habitude pour lire ou pour écrire ?

J’ai lu énormément pendant le confinement ! Mon père est mort le 17 mars et je ne pouvais pas le rejoindre en Belgique, J’étais au comble du désespoir, confinée à Paris, enfermée avec pour seule envie d’embrasser ma mère et ma sœur et de me coucher sur la tombe de mon père pour pleurer toutes les larmes de mon corps. La lecture ne m’a sans doute jamais autant sauvée qu’à ce moment-là. J’ai entre autres relu tout Victor Hugo. C’était exactement ce qu’il me fallait, qu’est ce que c’est fort !

En dehors de cette période particulière, on vous imagine avec une routine de travail bien réglée pour réussir à publier un livre par an. Comment cela se passe-t-il précisément ?

Dans la panique la plus totale ! C’est vrai que vu de l’extérieur ça a l’air extraordinairement bien organisé. Je vous assure que vécu de l’intérieur, c’est beaucoup plus chaotique. Malgré une discipline de fer. Chaque matin quand je me réveille – au plus tard à 4 heures mais souvent beaucoup plus tôt –, je me dis : « je ne vais pas y arriver, c’est trop dur ». Et pourtant, j’écris tout le temps, qu’il vente ou qu’il neige, que je sois en deuil ou pas en deuil, en promo ou pas en promo… Les circonstances n’y changent rien. J’écris toujours trois ou quatre romans par an. En ce moment, j’écris le 99e… Raconté comme ça, le phénomène paraît inexorable, difficile à vivre, mais inexorable.

Vous pourriez en publier davantage ?

Je n’y tiens pas. Le premier but de l’écriture n’est pas la publication. En fait, personne ne le connaît et moi non plus. La publication, chez moi, c’est presque accidentel par rapport à l’acte d’écrire. Ce qui ne signifie pas que je ne le prends pas au sérieux. Mais ce n’est pas le plus important.

De tous vos livres, « Soif », que vous avez publié l’an dernier, est-il toujours le plus important à vos yeux ?

C’est ce que j’étais venu faire sur Terre. Je sais que c’est du dernier grotesque de dire des choses pareilles mais… ma seule excuse, c’est que je pense ça depuis que j’ai trois ans. Les gens ont dit : « c’est affreux, vous n’avez pas eu le Goncourt ». Ça je vous assure que c’est un détail. Ce qui comptait, c’était que je puisse écrire ce livre, qu’il soit lu, que mon père, qui était encore vivant, ait pu le lire aussi. Maintenant, c’est con à dire, mais tout est accompli. Si un camion m’écrase dans la rue, ce n’est pas grave, tout le reste, c’est du rab’.

Cette histoire, vous la mûrissiez depuis l’âge de trois ans ?

Oui. Je viens de la famille la plus catholique de Belgique et j’avais trois ans quand mon père m’a raconté Jésus. Mais bon, il ne pouvait pas s’attendre à ce que ça me fasse autant d’effet. D’autant que la religion catholique, ce n’est pas du tout mon truc. La religion tout court, ce n’est pas mon truc. Cela n’a rien à voir. Jésus, je le prends comme un héros mythologique. Il y en a d’autres formidables : Orphée, Ulysse… Loin de moi l’idée de les rabaisser. Mais Jésus, c’était vraiment celui que j’étais venu raconter.

C’est cette impression d’achèvement qui vous a poussée à revenir à votre jeunesse ?

Oui, mais Soif était le 93e roman, Les Aérostats, le 97e… Alors, vous savez…

Vous intervenez peu sur l’actualité, sauf sur les agressions sexuelles ou sur Fukushima. Pour quelles raisons ?

Dès qu’il y a un grave sujet de société, les violences faites aux femmes, les agressions racistes, je regrette de voir que c’est toujours la polémique qui l’emporte et qui fige ces sujets en une espèce de guerre qui ne mène nulle part, si ce n’est à faire que les gens se haïssent encore plus, sans faire progresser quoi que ce soit. Même le Covid est sujet à polémiques. Plutôt que de dire qu’on ne sait pas ce que c’est, qu’on en a peur, qu’on voudrait en sortir, il faut encore que des voix s’opposent à chaque décision du gouvernement. Je ne pense rien du gouvernement, mais j’ai envie de dire que c’est plus grave que ça. C’est quoi cette maladie de la société qui consiste à toujours tout traiter par des oppositions, comme si on vivait une guerre intérieure permanente ? Si on me mettait un pistolet sur la tempe en me demandant de choisir mon camp, je dirais « tirez, car franchement, je ne vois où est mon camp dans tout ça. » Si je ne prends pas position, ce n’est pas par lâcheté ou par indifférence, mais parce que le mode de pensée ne me convient pas – et j’ai envie de dire que ça ne convient à personne ! J’espère vraiment qu’on va sortir de l’âge de la polémique, mais je ne n’ai pas l’impression que cela puisse arriver.