Orthographe : On est allé faire une dictée au théâtre (article garanti sans faute)
REPORTAGE•Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, deux anciens professeurs de français belges nous ont replongés dans le cauchemar des écoliers, à l’occasion de leur représentation théâtrale : « La convivialité, ou la faute de l’orthographe »Nada Didouh
«On va commencer par une dictée ». Arnaud Hoedt et Jérôme Piron pouvaient-ils imaginer pire accueil aux spectateurs qui se pressent au théâtre de l’Avant-Seine, à Paris, pour voir La convivialité, ou la faute de l’orthographe ? Démarrer un spectacle censé nous faire rire par une dictée, il fallait le faire… Et quand ceux qui se sont présentés comme n’étant « pas du tout comédiens » nous ont appris qu’ils étaient en fait d’anciens professeurs de français, nous avons vraiment perdu tout espoir d’amusement. Et pourtant…
Le public, qui mêle des retraités qui se méfient du coronavirus et se saluent de loin comme des enfants emmitouflés et chahuteurs, s’empare de l’arsenal distribué à l’entrée de la salle : une feuille blanche, un crayon, un carton rouge d’un côté, vert de l’autre. Le spectacle sera interactif. Sur scène le duo belge exige le silence, et donne tout de suite le ton. À l’annonce de l’exercice, inquiétude dans l’assistance : un « Nooooon » général se fait entendre. Pourtant, derrière cette résistance, on distingue l’enthousiasme à l’idée de réaliser le devoir fétiche des Français. Les comédiens s’en amusent : « Les portes du théâtre sont définitivement fermées ».
Pas le choix donc, la dictée commence. Arnaud Hoedt et Jérôme Piron redeviennent instituteurs et le public, scolaire, s’applique. Les répétitions des phrases et la prononciation exagérée empreignent le spectacle de réalisme. « Fini le baratin. L’écriture ne constitue ni la finalité, ni la nature première du dire. Inutile d’alourdir la plume par une pénible fioriture… » Des chuchotements se font entendre, les jeunes copient sur les parents, stressés à l’idée de tromper leur progéniture. À l’annonce du « point final » un soupir de soulagement résonne. Les nostalgiques sont ravis.
Montaigne et Rabelais avaient leur propre orthographe
« Surveillez-vous votre orthographe ? Celle des autres ? » demandent Arnaud Hoedt et Jérôme Piron. Un couple de retraités hoche la tête, « ah oui ! ». Les comédiens/professeurs ont un agenda politique avec ce spectacle : distinguer l’orthographe de la langue et la simplifier pour que les règles « arbitraires et désuètes » qui la régissent soient abandonnées. Selon eux, des réformes de simplification permettraient d’accorder plus de temps à l’enseignement de la littérature, au développement du vocabulaire, à l’étude de l’étymologie et à la maîtrise de la syntaxe.
Tout au long du spectacle, ils vont partager une multitude d’anecdotes à propos de l’histoire de l’orthographe. Ils vont nous apprendre que Montaigne et Rabelais avaient leur propre orthographe, que le son « s » peut s’écrire de douze façons différentes, qu’il y a des orthographes simplement cosmétiques et nous pousser à nous demander : « Pourquoi l’esprit critique s’arrête au seuil de l’orthographe ? ».
Ils comparent le français à d’autres langues, dont l’écriture est plus phonétique, comme le turc où « saucisse » s’écrit « sosis », et « éclair », « ekler ». L’audience est partagée, et les exclamations « mais c’est bizarre » se heurtent aux « c’est excellent ! ».
« Nésessère », ça va trop loin
Jérôme et Arnaud ont un dernier exercice pour nous : ils rappellent que c’est « l’opinion publique » qui décide de l’orthographe et qui s’y cramponne en fustigeant toute possibilité de réforme. C’est là que les pancartes rouges et vertes entrent en jeu. Les comédiens projettent des termes bien connus mais avec une orthographe simplifiée, plus proche de la prononciation et nous demandent : « Accepteriez-vous d’écrire de cette façon ? »
Les cartons rouges et verts s’alternent, « ocuper » ça passe, mais « néssessère », « ça va trop loin ». Plusieurs orthographes provoquent des réticences et le débat est houleux dans le public, comme si on s’était attaqué au patrimoine français. Dans une belle unanimité, « retrette » entraîne une levée de boucliers rouges. On ne touche pas à la retraite en France.
L’éducation doit s’appuyer sur la réflexion
À la sortie de la salle, Kaoutar qui est venue avec sa classe de 3e est mitigée : « J’ai trouvé la pièce drôle, sympa, et surtout très enrichissante parce que ça m’a appris beaucoup de choses sur l’orthographe française. Je trouve qu’on y accorde trop d’importance, même si ça dépend des supports. Par message on ne fait pas vraiment attention mais en cours il faut réfléchir à plein de choses pour éviter les fautes. Personnellement je me débrouille bien en dictée, mais si je vois une faute ça ne me dérange pas plus que ça. Il y a des mots trop galère à écrire certes, mais on n’est pas obligé de parler de réforme de l’orthographe… »
Noira, elle, est conquise. Juriste, elle est venue avec sa sœur : « Je suis très attachée à la langue, je suis née en France mais issue de l’immigration et j’aime la langue française et le théâtre, j’aime les mots, leur signification et leur orthographe. Le spectacle m’a permis d’ouvrir mon état d’esprit et d’être plus indulgente sur l’approche de l’orthographe. Il faudrait davantage s’attacher à la signification des mots qu’à leur écriture. Notamment en ce qui concerne les enfants, l’éducation doit plus s’appuyer sur la réflexion et l’argumentation que sur la simple restitution de l’orthographe. »
« Omar m’a tuer »
Le public a aussi apprécié que le spectacle aborde la question de l’ orthographe comme outil de discrimination sociale. Les comédiens interrogent le public sur la gravité de certaines fautes dans un contexte particulier avec le fameux exemple d' « Omar m’a tuer » ou la photo d’un SDF qui tient une pancarte sur laquelle est écrite « j’ai fain ». Cette dernière a fait réagir le public. « Ah non mais ça ne se fait pas ! », s’écrie une fillette d’une douzaine d’années. Et sa mère de lui répondre : « Justement, c’est ça le message. Parfois l’orthographe, on s’en fout. »
« Je suis contente parce qu’ils ont aussi soulevé le jugement auquel on est confronté quand on fait des fautes, raconte Noira. Je l’ai perçu dans le cadre de mon parcours professionnel, c’est vrai qu’on nous juge rapidement sur des petites fautes, je trouvais ça ridicule mais je ne savais pas comment l’exprimer. »
Partagé entre « le plaisir d’apprendre et de respecter des règles » et « le bon sens de certaines réformes de l’orthographe », le public se disperse. Sa fai réfléchir.