EXCUSE-MOI« J’ai écrit ce livre pour aider les hommes à s’excuser »

Eve Ensler : « Quand les hommes apprendront à s’excuser, tout le patriarcat va s’effondrer »

EXCUSE-MOIL’écrivaine Eve Ensler, connue pour ses « Monologues du vagin » joués dans les théâtres de plus de 140 pays, sort ce mois-ci « Pardon », un livre qui vous fera du bien
Ce moment où... Eve Ensler a décidé d'écrire «Pardon», la lettre d’excuses qu'elle n'a jamais reçue de son père
Aude Lorriaux

Aude Lorriaux

L'essentiel

  • 20 Minutes a rencontré Eve Ensler, écrivaine autrice de la pièce de théâtre Les Monologues du vagin.
  • Eve Ensler a été violée dans son enfance, de 5 à 10 ans, par un père qui l’adorait selon ses mots, et l’a ensuite battue, isolée, persécutée.
  • Trente ans après la mort de son père, Eve Ensler sort ce mois-ci Pardon, livre qui se présente comme une lettre d’excuses adressées à sa fille.

Eve Ensler est la créatrice des célèbres Monologues du vagin, une pièce de théâtre jouée dans le monde entier. Elle sort ce mois-ci un nouveau livre, Pardon (Denoël), lettre d’excuse imaginaire de son père, Arthur, mort il y a plus de 30 ans, qui l’a violée de ses cinq à dix ans. Un livre puissant comme l’empathie de son autrice, de passage à Paris, et que nous avons rencontrée le 7 janvier dans un café à Bastille.

Qui n’a pas souffert de ne pas recevoir d’excuses ? Quelle personne n’a jamais été assoiffée de la reconnaissance de sa blessure ? De se sentir enfin comprise ? Pardon est plus qu’un récit de soi et de l’autre, c’est un programme politique : permettre aux hommes de lâcher la posture de fierté qu’on exige d’eux. De se livrer à une véritable introspection salvatrice. Et permettre à chacun et chacune d’entre nous d’offrir une véritable libération à celles et ceux que nous avons meurtris.

Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’écrire ce livre ?

Il y a plusieurs raisons. Pendant des années j’ai attendu une excuse, comme tous les survivants. Je brûlais d’envie qu’il me dise la vérité, qu’il endosse la responsabilité de ce qu’il avait fait, et qu’il change. Ce n’est jamais arrivé, mais l’envie ne s’est pas dissipée pour autant. Je m’imaginais aller à la boîte aux lettres et recevoir cette lettre d’excuse, même après sa mort. C’est comme un rêve d’enfant.

Et il y a une autre raison : je suis impliquée dans un mouvement qui lutte contre les violences faites aux femmes, et depuis #MeToo, j’ai commencé à penser à tous les hommes qui ont été accusés. Certains ont perdu leur emploi, d’autres sont allés en prison, mais j’ai pris conscience qu’aucun homme ne s’était jamais excusé. Jamais. Je n’ai même jamais vu une seule lettre d’excuse dans les archives de milliers d’années de patriarcat. Je me suis dit que ce devait être une des choses qui permet au patriarcat de tenir. Et je me suis dit que j’avais besoin d’écrire cette excuse. Et que surtout, il fallait que je crée un modèle de lettre d’excuse, qui pourrait inspirer d’autres hommes.

Une sorte d’exemple ?

Oui, en quatre étapes. La première c’est de regarder en soi-même. Son passé, son enfance. Quels sont les ingrédients qui ont fait de moi un homme capable de violer, de violenter, de harceler. Qu’est-ce qui s’est passé dans ma famille, ma culture. Les explications ne sont jamais une justification, mais elles sont importantes.

La deuxième étape consiste à décrire en détail ce que vous avez fait. Mais dire « je suis désolée si je t’ai abusée » ne suffit pas. Il faut dire ce que vous avez fait : je suis venu au milieu de la nuit et j’ai baissé ta culotte contre ta volonté. Cela doit être précis afin d’assumer ses actes.

Troisièmement il faut essayer de ressentir ce que votre victime a pu ressentir au moment où vous l’avez abusée. Il faut s’imprégner des souffrances que vous avez pu causer : la trahison, l’horreur, etc. Enfin la dernière chose est d’assumer la pleine responsabilité de vos actes.

Le nom de votre livre en français est Pardon, et cela signifie à la fois s’excuser et accepter les excuses. Est-ce que ce livre ce sont à la fois les excuses de votre père, mais aussi votre pardon ?

Nous avons eu un grand débat autour du titre, avec plusieurs versions. J’ai toujours été très ennuyée avec ce mot « pardon », parce que c’est une idée très religieuse. On exige souvent des victimes qu’elles pardonnent… Pourtant il y a une alchimie de l’excuse sincère : quand des excuses véritables se produisent, alors vous êtes débarrassé de la rancœur, de la haine. Mais aucune victime ne doit pardonner si elle ne le sent pas. Et je n’ai pas écrit ce livre pour pardonner mon père, je l’ai écrit pour aider les hommes et les gens à s’excuser.

Où avez-vous puisé la force, l’empathie, pour vous mettre dans la peau de votre violeur, de la personne qui a brisé votre vie ?

C’était mon père et malgré tout ce qui est arrivé j’aime énormément mon père. Cela m’a pris des années avant de comprendre et de ressentir ce que mon père avait pu ressentir lorsqu’il était enfant, pour ressentir sa souffrance. J’ai toujours senti sa mélancolie, sa tristesse, lorsque j’étais petite. Il faut comprendre que lorsque quelqu’un vous pénètre, alors il vit à l’intérieur de vous. Ses sentiments étaient en moi. Et j’ai finalement été capable de les entendre et de leur donner du sens. Pas pour les justifier, mais pour comprendre. Et c’était vraiment difficile, parce que j’avais repoussé cet examen pendant des années.

On découvre dans ce livre toute l’horreur de ce qu’il vous a fait, le viol puis les coups plus tard, les mensonges, la manipulation, les conséquences sur votre santé mentale, physique, sur vos études, votre vie sexuelle, vos relations affectives… Mais vous dites également que lui aussi est une victime, de la virilité toxique. Qu’est-ce qui cloche dans le modèle traditionnel masculin dominant ?

Nous naissons remplis d’amour, de soin pour les autres, connectés aux autres, de douces créatures. Plus tard on enseigne aux garçons à ne pas être vulnérables, à ne pas pleurer, à ne pas être tendres. Nous leur disons que c’est un signe de faiblesse. Et nous les écrasons, nous écrasons leur cœur, leur tendresse, leur esprit. Ils doivent mettre tous leurs sentiments de côté, et alors ces sentiments, qui doivent bien aller quelque part, se métamorphosent et deviennent laids. Nous devons commencer à éduquer les garçons comme des êtres humains. Les laisser exprimer leurs peurs, avoir des besoins. Les laisser jouer, aimer danser, bouger leur corps.

S’excuser, pour un homme, c’est plus difficile que pour une femme ?

Comme mon père le dit dans le livre, s’excuser c’est être un traître à la masculinité. Quand les hommes apprendront à s’excuser, alors tout le patriarcat va s’effondrer. On leur apprend que s’excuser, c’est une défaite. Alors que c’est le contraire qui est vrai : quand on s’excuse, on permet à l’énergie de circuler à l’intérieur de soi. Et vous permettez aux autres de ne plus être prisonniers de l’effet de vos mauvaises actions. S’excuser n’est pas un signe de faiblesse, c’est une force, c’est avoir du caractère, le signe que l’on est humble. Je pense que les excuses sont plus importantes que les prières.

Est-ce que les jeunes hommes actuels ont beaucoup changé ? Pensez-vous qu’ils sont plus capables de s’excuser, et de ne pas commettre de tels actes, que leurs pères ou leurs grands-pères ?

Cela dépend de leur mère et de leur père… Je suis partagée. Nous progressons et nous reculons en même temps. Mais j’ai été surprise par la réaction de beaucoup d’hommes au livre. J’ai reçu des lettres magnifiques. Beaucoup ont écrit des recensions, m’ont interviewée et ont exprimé des belles choses. C’est ce qui me rend optimiste.

En ce moment même a lieu le procès Weinstein. Qu’en attendez-vous ?

J’espère qu’il y aura une justice, et qu’il sera condamné. Je lisais ce matin le brief de son équipe, et c’était horrible. Cela tournait en ridicule les victimes, blâmait les femmes, il n’assumait aucun de ses actes, il n’y avait aucun remords, aucune reconnaissance de ce qu’il avait fait. Et cela ne me surprend pas car c’est un homme puissant entouré d’avocats puissants. Mais je ne pense pas qu’il s’en sortira indemne. Le mouvement est trop grand. Ce serait inacceptable.

Vous avez sûrement entendu parler du cas Gabriel Matzneff (un écrivain qui a publié de nombreux livres autobiographiques racontant ses « amours », selon lui, avec des adolescents ou des enfants, dès l’âge de 8 ans, sans s’intéresser aux conséquences potentiellement destructrices de ces actes, N.D.L.R.). Un de ses éditeurs, Gallimard, a annoncé l’arrêt de la publication de son journal, qui a été accessible au public pendant 40 ans. Serait-il possible qu’un tel livre soit en accès aujourd’hui aux Etats-Unis ?

Non, plus aujourd’hui, mais dans le passé récent oui. C’est une très bonne nouvelle que cette publication ait été arrêtée. Plus les gens s’élèvent pour dire que ce n’est pas acceptable, plus la culture change. C’était très courageux de la part de Vanessa Springora (autrice du livre Le Consentement, qui narre l’emprise de l’écrivain sur elle lorsqu’elle avait 14 ans). Et cela montre que les choses changent quand des femmes courageuses s’expriment. Pourquoi les artistes devraient-ils être exemptés de rendre des comptes ? C’est la même chose avec Roman Polanski. Il faut que cette culture de la fétichisation s’effondre.

#MeToo a déjà plus de deux ans, comment jugez-vous le chemin accompli depuis ce moment si important ? Êtes-vous satisfaite, ou déçue par les changements ?

Cela fait 70 ans que des activistes luttent contre les violences faites aux femmes. Pour moi, #MeToo ne vient pas de nulle part. C’est une nouvelle étape. #MeToo a permis de mettre le sujet sur le devant de la scène, et les hommes sont désormais sur leurs gardes. Super boulot. Mais si nous voulons vraiment que cela change, il faut que les hommes changent. Et j’ai l’impression que les hommes sont suspicieux, qu’ils attendent que cela passe, mais pas qu’ils changent. Comme Tony Porter le dit (président de l’association A call to men), nous avons pointé les hommes du doigt (« call out », en anglais), nous avons maintenant besoin de les inclure (« call in »).

C’est la prochaine frontière ?

Exactement. Et je veux aussi dire aux hommes qui n’ont pas violé, ou violenté : pourquoi ne pas venir vous battre avec nous ?

Vous avez lancé le V-Day, un mouvement qui lutte contre les violences envers les filles et les femmes. Pouvez-vous nous en parler ?

J’ai lancé V-Day en 1998, peu de temps après Les Monologues du vagin, parce que beaucoup de femmes faisaient la queue pour venir me parler après la pièce, pour me raconter ce qu’elles avaient vécu. Je ne pouvais pas rester sans agir. Pendant 22 ans, des groupes locaux ont levé des fonds en jouant les Monologues du vagin. Nous avons levé plus de 110 millions de dollars. Nous avons construit des abris pour stopper les mutilations génitales au Kenya, et pendant ces années, les mutilations ont été réduites de 80 à 20 %. Nous avons aussi lancé City of joy au Congo, où des centaines de femmes victimes sont accueillies. Et nous avons aussi lancé One billion rising (en français : Un milliard de femmes debout. A travers le monde, un milliard de femmes sont violées ou battues au cours de leur vie selon l’ONU, N.D.L.R.), un mouvement intersectionnel dans plus de 200 pays, qui se préoccupe aussi d’enjeux climatiques, de racisme, d’immigration, des droits des personnes trans, des ouvriers et ouvrières, des homosexuels. Et tout ça grâce à la danse.

Quelle est la chose la plus urgente à faire aujourd’hui pour lutter contre ces violences ?

Ma réponse va peut-être vous surprendre. Mais je pense que le plus urgent aujourd’hui est de stopper la catastrophe climatique. Car sans Terre pour vivre, nous ne pourrons pas arrêter les violences contre les femmes. Et je pense que notre temps est compté, et que les gens doivent se réveiller vite. Nous devons arrêter d’utiliser du pétrole, et prendre conscience que le capitalisme mondialisé épuise les ressources. Nous devons comprendre que la façon dont nous traitons la planète n’est pas différente de la façon dont nous traitons le corps des femmes. Nous pillons la terre, nous l’exploitons, nous pensons que nous avons un droit sur elle. Quand nous faisons ça à la terre ou aux femmes, nous détruisons la vie elle-même. Il faut tenir les deux combats ensemble.

Êtes-vous écoféministe ?

Tout à fait ! Antiraciste, anticapitaliste et écoféministe.