Inio Asano x Shuzo Oshimi: Deux mangakas incontournables, deux voix de la jeunesse japonaise
MANGA•Moins connus que d’autres stars du manga, Inio Asano et Shuzo Oshimi ont fait de l’adolescence le cœur battant de leurs œuvres, du culte « Solanin » réédité par Kana aux « Liens du sang » dont le troisième tome sort jeudi chez Ki-oonVincent Jule
L'essentiel
- Inio Asano et Shuzo Oshimi sont deux mangakas trentenaires qui ont fait de l’adolescence leur sujet de prédilection
- La quasi-intégralité de leurs œuvres est disponible en France chez différents éditeurs
- « Solanin », le titre le plus connu d’Inio Asano, a été réédité en intégrale chez Kana, et sa série « DDDD » continue sa publication, tandis que Shuzo Oshimi signe peut-être son chef d’œuvre avec la nouveauté « Les Liens du sang »
Qu’ils soient pirate, chasseuse, ninja, rockeuse, ou Reine d’Egypte, les jeunes héros et héroïnes de mangas sont bien souvent des adolescents, surtout dans le shônen et le shôjo. Ils n’ont d’ailleurs pas forcément besoin d’aller très loin pour vivre de grandes aventures, la vie quotidienne et les couloirs de l’école peuvent suffire. Le seinen, le manga pour adultes, s’intéresse lui aussi à l’adolescence, et les mangakas Inio Asano et Shuzo Oshimi en ont même fait leur sujet de prédilection, le cœur battant de leurs œuvres.
Méconnus du grand public, la quasi-intégralité de leurs titres est pourtant disponible en France, avec plusieurs one-shots, Bonne nuit Punpun, Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction (DDDD) ou Solanin, récemment réédité chez Kana, pour Inio Asano, et Les Fleurs du mal, Dans l’intimité de Marie, Happiness et la nouveauté Les Liens du sang chez Ki-oon pour Shuzo Oshimi – le troisième tome sort jeudi. 20 Minutes les fait se rencontrer, par interviews interposées, pour évoquer la jeunesse japonaise, et tenter de percer son mystère, son spleen.
Une expérience commune, un traumatisme important
« La jeunesse est effectivement un thème qui me tient à cœur, confirme d’emblée Inio Asano. C’est une période de la vie passionnante, on n’a pas encore appris, compris, vécu beaucoup de choses. Tout reste à faire. Et tout le monde la traverse, vit l’immaturité, les espoirs, les échecs… C’est une expérience commune à tous. » Pour Shuzo Oshimi, il s’agit de la période la plus importante de sa vie : « Quand j’y pense, les difficultés se sont accumulées depuis ma petite enfance. Les problèmes avec ma mère [c’est le sujet des Liens du sang], avec ma famille, mon échec à prendre mon indépendance, l’éveil à la sexualité… Cet agrégat a pris une forme concrète autour de mes 15 ans, et m’a laissé un traumatisme important. Je n’ai toujours pas réussi à démêler tout ça, je continue à l’analyser pour tenter d’en extraire une vérité, ou imaginer d’autres chemins possibles. C’est ma principale source d’inspiration. »
Au-delà des apparences
Les deux dessinateurs ont également une approche similaire, réaliste, de l’adolescence. Du moins en apparence. « Je mets beaucoup de détails sur les petits rien du quotidien, sur les éléments de décors, pour que le lecteur puisse deviner à quel type de personnages il a affaire rien qu’en voyant son environnement, explique l’auteur de Solanin. Cela permet de créer des héros proches de lui, qui pourraient exister en vrai, qu’il pourrait croiser dans la rue. » Il n’hésite d’ailleurs pas à intégrer parfois de vraies photos et décors comme dans Bonne nuit Punpun.
Le réalisme chez Shuzo Oshimi se traduit par un dessin rond, des visages innocents et une apparente normalité : « La narration de mes histoires est toujours identique, on commence par un quotidien tranquille qui se déforme peu à peu jusqu’à point de non-retour ». C’est le réservé et mal dans sa peau Takao qui devient le bouc émissaire de l’insaisissable Sawa dans Les Fleurs du mal, le loser Isao qui se réveille dans le corps de la lycéenne qu’il a pris l’habitude de suivre à la supérette dans Dans l’intimité de Marie, ou la métamorphose de Makoto après sa rencontre avec une vampire dans Happiness. « Le quotidien ne se déforme pas suite à un accident spécifique, précise-t-il. Il est difforme depuis le départ. On ne s’en rend pas compte, parce qu’on refuse de l’admettre. »
« La normalité est une illusion »
Un échange de corps, des vampires… Shuzo Oshimi n’hésite pas à inviter la fantasy dans ces histoires, « une façon d’exprimer les problèmes de la réalité » : « Dans Happiness, la figure du vampire permet de mettre en valeur le thème du rejet de la société, et à travers Dans l’intimité de Marie, je voulais exprimer la répression de sa propre sexualité, un déchirement intérieur. Je pense que la normalité est une illusion, et se croire normal et majoritaire est en soi monstrueux et violent. Chaque être humain est une minorité, avec ses caractéristiques propres et une part d’individualité impossible à partager. »
Inio Asano se joue aussi de la normalité, et même des normes du manga, que ce soit avec le vaisseau spatial de DDDD, métaphore à peine cachée de la catastrophe de Fukushima, ou avec le design de son héros Punpun, à l’apparence d’un oiseau alors que tout le reste du manga est réaliste. « Lorsque je suis en train de dessiner, il m’arrive de me dire "quel est le sens de représenter le réel alors qu’il est tout autour de nous", s’interroge le mangaka. J’introduis alors des éléments qui ne peuvent exister que dans un manga, que sur le papier. J’expérimente beaucoup, j’enfreins les règles, ce qui me vaut quelques critiques et incompréhensions. Je suis conscient que la lecture de mes mangas n’est pas toujours facile, mais je ne me vois pas reproduire ce qui existe déjà, cela appauvrit la technique et l’imaginaire. »
aUne génération en perte de repères ou en voie de résilience ?
Il faut au moins ça pour sonder et traduire l’âme et le cœur des adolescents en général, et japonais en particulier. Une génération en perte de repères ou en voie de résilience ? « A mon époque, le Japon était en pleine crise économique, éclaire Inio Asano du haut de ses 38 ans. Les jeunes ne se faisaient pas trop d’espoirs, conscients que seules la frustration et la déception les attendaient. Les ados d’aujourd’hui ont encore plus intégré cette notion, il n’est plus question de faire de sa passion un métier, et par exemple de devenir mangaka, mais de trouver un emploi rémunérateur et d’investir cet argent dans un hobby. Les jeunes sont devenus des consommateurs exemplaires, et ils y trouvent un certain bonheur, et le monde est plus raisonnable. Est-ce une bonne chose ? Je ne sais pas. »
Shuzo Oshimi s’emploie à regarder les choses en face plutôt que de détourner les yeux de la réalité, « ce qui n’est pas un problème de société uniquement japonais ». « Même dans l’absolue banalité de la vie, les graines du drame sont déjà semées. Leur éclosion n’est qu’une question de temps, détaille l’auteur. Mon histoire sert à transmettre ce message aux lecteurs, et je souhaite qu’il ressente les événements comme s’il les vivait vraiment. C’est pour cela que chaque scène prend du temps, de l’ampleur, des temps. On me dit souvent que mes mangas se lisent en cinq minutes car il y a peu de dialogues, mais j’aimerais qu’on prenne une bonne demi-heure pour les apprécier. »
aInio Asano confirme à propos de son collègue, concurrent mais surtout contemporain : « Shuzo Oshimi approfondit toujours un thème en profondeur. Il va creuser encore et encore, c’est l’un des rares mangakas à le faire. Les Liens du sang est un titre marquant de ce point de vue. Il aborde la figure maternelle de manière très forte, viscérale, ce dont j’aurais été incapable ». Les deux hommes se connaissent, et s’ils s’accordent pour dire que leurs œuvres ont des points communs, les mêmes thématiques, une même représentation de l’adolescence, ils ne comparent pas leur travail. « Les angles et les conclusions sont différentes, selon Shuzo Oshimi. Il a tendance à finir sur une tonalité nihiliste, alors que je préfère trouver une touche d’espoir. »