Romans et faits divers: «La séquestrée de Poitiers», une histoire qui passionne et divise la France de 1901
LE MEURTRE ET LA PLUME (3/5)•L’histoire de Blanche Monnier, premier fait divers du XXe siècle, a inspiré à André Gide l’une de ses chroniques judiciairesCaroline Girardon
L'essentiel
- «20 Minutes » en partenariat avec Retronews revient sur les faits divers qui ont inspiré la littérature française.
- Aujourd’hui, la séquestrée de Poitiers ou l’histoire de Blanche Monnier, qui a fait l’objet d’une chronique judiciaire publiée par André Gide.
- Si l’écrivain a souhaité dénoncer l’atmosphère étouffante des familles de la bourgeoisie, la question est de savoir si la malheureuse a réellement été séquestrée.
Cet été en partenariat avec Retronews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France, 20 Minutes plonge sa plume dans le sang en expliquant comment des faits divers ont donné naissance à de grands romans. Aujourd’hui, la séquestrée de Poitiers qui a inspiré à André Gide une chronique judiciaire, publiée le 31 mars 1930.
La première grande affaire du XXe siècle. Celle de Blanche Monnier, 52 ans, qui sera rapidement baptisée la séquestrée de Poitiers. Un fait divers qui va passionner la France entière et les grands journaux d’époque avant de tomber dans l’oubli. Mais qui, entre-temps, va inspirer à André Gide, une chronique judiciaire, publiée le 31 mars 1930 sous l’intitulé Ne jugez pas.
Le nom de Blanche Monnier fait son apparition dans les journaux de mai 1901. Son histoire fait d’abord la une des journaux locaux avant de faire les gros titres de la presse nationale. Les gazettes s’emparent chacune du fait divers. L’impact sur l’opinion publique est énorme d’autant que l’histoire se déroule dans le milieu des notables.
Odeur pestilentielle et vermine sur le lit
Le 23 mai 1901, la quinquagénaire est découverte dans sa chambre. Le procureur général de Poitiers a reçu la veille une lettre anonyme faisant cas de sa situation. La malheureuse, dit-on, est séquestrée depuis 25 ans dans l’obscurité et la plus grande saleté. Les gendarmes se rendent donc au 21, rue de la Visitation, au pied de cette maison cossue, qui ressemblerait presque à un hôtel particulier.
La demeure est tenue par la veuve Monnier qui s’empresse de dégager les visiteurs. C’était sans connaître la détermination des gendarmes qui grimpent au deuxième étage pour découvrir une scène dépassant l’entendement. Une odeur pestilentielle leur prend les narines et la gorge. Ils ne peuvent réprimer un haut-le-cœur en voyant la malheureuse. Nue, squelettique, elle gît telle une momie sur une paillasse au milieu des excréments et des débris de nourriture. Des bêtes courent sur le lit. La vermine grouille de partout. Son corps décharné est à peine couvert par ses longs cheveux. Une natte de 2,5 kg, qui n’a pas été peignée depuis des décennies. Ses ongles n’ont pas été coupés non plus. La pièce n’a semble-t-il jamais été aérée. Les volets sont restés désespérément fermés depuis 24 ans.
Enroulée dans une couverture, la quinquagénaire, qui ne pèse plus que 25 kg, se met à hurler et implore les gendarmes de ne pas « l’enlever de sa petite grotte ». La mère, Louise, âgée de 75 ans, est arrêtée puis emprisonnée. Elle explique pourtant aimer sa fille, dont l’état psychologique se serait fortement dégradé à l’âge de 23 ans. Elle se défend de toute monstruosité, précise que Blanche refusait de sortir de sa chambre depuis une fièvre sévère en 1872, qu’elle rejetait toute nourriture et ne souhaitait pas qu’on la lave. Qu’importe. L’opinion publique a déjà son idée. La foule, en colère, vient manifester sous ses fenêtres pour la vilipender. La vieille femme meurt 15 jours plus tard en cellule pendant que la ville se déchire.
La vérité éclate au procès
Marcel, le frère, qui vivait dans la maison voisine et savait ce qui se passait, sera jugé en octobre. « La ville est passionnée au moment du procès. Nous sommes peu de temps après l’affaire Dreyfus. Cette fois, la gauche prend à partie la famille Monnier », raconte Jean-Marie Augustin, professeur émérite à la faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers et auteur de L'histoire véridique de la séquestrée de Poitiers (ed. Fayard).
Le 11 octobre 1901, il est condamné à 15 mois de prison pour violence et voie de fait avant d’être acquitté six semaines plus tard pour une raison simple. A la question de savoir si le délit de violences volontaires est constitué dans son élément matériel lorsque les violences résultent d’une omission, « la réponse apportée par le tribunal est qu’il n’y a pas de violence sans violence. S’il n’y a pas de violence, il n’y a pas de délit. Et à l’époque, la notion de non-assistance à personne en danger n’existe pas », rappelle Jean-Marie Augustin.
Et l’affaire est bien plus complexe qu’elle n’y paraît. La vérité a éclaté au procès. Blanche Monnier est folle. Ce que disait déjà l’une des bonnes de la famille, interrogée par l'hebdomadaire La Lanterne. « Son frère avait tenté de la mettre dans un hôpital psychiatrique mais la mère s’y était fermement opposée, poursuit l’historien. D’une certaine façon, Madame Monnier aimait sa fille. Elle lui a d’ailleurs tout légué à sa mort. Blanche refuse de s’alimenter mais sa mère essaie de compenser en lui faisant livrer des repas qu’elle aime, en particulier des huîtres dont on retrouvera les coquilles sur le matelas et du pâté ». La porte de la chambre n’était d’ailleurs pas fermée mais la malheureuse ne s’est jamais levée de son lit.
« Des gens riches qui vivent confinés, repliés sur eux-mêmes »
La famille est pour le moins atypique. « Elle n’est pas conforme aux bourgeois de l’époque. Ce ne sont pas des mondains qui vont au théâtre par exemple. Là, nous sommes en présence de gens riches qui vivent confinés, repliés sur eux-mêmes. Louise Monnier ne sortait jamais de chez elle, révèle Jean-Marie Augustin. Ce sont des gens qui se complaisaient dans la saleté. Marcel a des tendances coprophiles, c’est-à-dire un attrait pour les excréments. Il avait l’habitude de faire respirer à sa femme les effluves du pot de chambre ou de ne pas le vider tant qu’il n’était pas plein à rebord ». Blanche aussi.
« Elle souffre également de schizophrénie et d’exhibitionnisme », ajoute Jean-Marie Augustin. Blanche aime se montrer nue à la fenêtre de sa chambre avant que l’on condamne les persiennes pour éviter le scandale. Elle déchire ses habits pour ne laisser que son sexe apparent. Quand elle ne s’affiche pas à la vue de tous, elle court tel un cabri dans le jardin, camisole sur le dos mais toujours les fesses à l’air. Petit à petit, la folie prend le pas.
« Sa maladie s’est aggravée par palier. Elle n’a pas toujours été dans l’état dans lequel on l’a retrouvé », précise l’historien. Blanche sombre définitivement après 1886, année au cours de laquelle l’une des domestiques, qui prenait soin d’elle, décède. « Les petites bonnes de 18 ans, n’étaient pas formées pour s’en occuper. A l’époque, on savait déjà ce qui se passait car on entendait les cris de Blanche. Mais personne ne veut se mêler de la vie des autres ».
Le travail de Gide est-il réellement neutre ?
Vingt-neuf ans plus tard, en 1930, André Gide s’inspire de cette histoire, change les prénoms, reprend le procès et les faits de manière brute. Avec cette idée : montrer comment Marcel Monnier a pu être acquitté alors que sa culpabilité paraissait évidente. Tout comme celle de sa mère. « Ce qu’André Gide recommande, c’est de prendre garde à la tendance que nous avons de vouloir tout expliquer, de croire que les actes humains ont tous des mobiles qu’il nous est possible de discerner et dont nous sommes capables de mesurer la valeur », écrit le journaliste Pierre Audiart dans l'édition du 23 juillet 1903 de l'Européen. Mais le travail de l’écrivain est-il réellement neutre ? Jean-Marie Augustin en doute.
« Fils de professeur de droit, neveu d’un grand économiste, André Gide en profite pour régler ses comptes avec son milieu et dénoncer l’atmosphère étouffante des familles de la bourgeoise. La façon dont il présente Louise Monnier peut laisser penser qu’il a peut-être eu des difficultés avec sa propre mère », observe l’historien, rappelant que l’écrivain est l’auteur de la phrase : « Familles, je vous hais ».
Blanche Monnier, quant à elle, ne recouvrera jamais la raison. Elle décédera en 1913 à l’hôpital psychiatrique de Blois. La même année que son frère.