EXPOSITIONRevivre un tournant de l'histoire de l'art au musée de Cluny

Revivre un tournant de l'histoire de l'art grâce aux sculptures du musée de Cluny

EXPOSITIONL’éblouissante exposition «Naissance de la sculpture gothique» revient sur le basculement entre art roman et art gothique, aux alentours de 1150, entre Chartres et Saint-Denis…
Benjamin Chapon

Benjamin Chapon

«Tout s’est joué en 15 ans. Tout a basculé ! » On nous parle pourtant d’un temps que les moins de 900 ans ne peuvent pas connaître. Mais les pierres, elles, parlent. L’exposition Naissance de la sculpture gothique , jusqu’au 21 janvier 2019 au musée de Cluny, retrace ainsi la courte période, entre 1135 et 1150, durant laquelle le monde occidental, à commencer par la région entre Chartres et Saint-Denis, bascule de l’art roman à l’art gothique.

Tête de statue-colonne de l’abbatiale de Saint-Denis représentant Moïse
Tête de statue-colonne de l’abbatiale de Saint-Denis représentant Moïse - RMN (musée de Cluny) / Michel Urtado

« Nous avons voulu rendre cette histoire très concrète », explique Damien Berné en présentant les sculptures superbement mises en scène et en lumière. Le commissaire de l’exposition pourrait vanter la beauté de ces pièces aussi bien que leur qualité technique époustouflante pendant des heures mais ce qui le fait vraiment vibrer, c’est l’enjeu historique qu’elles représentent : « Il s’agit de retracer un phénomène d’émulation, en partie mystérieux. On ne sait pas exactement comment tout cela s’articule mais on peut tirer des fils. »

Compétition entre abbés

Colonnette et chapiteau provenant du cloître de l’abbaye de Coulombs (Eure-et-Loir)
Colonnette et chapiteau provenant du cloître de l’abbaye de Coulombs (Eure-et-Loir) - RMN (musée du Louvre) / Adrien Didierjean

Savante mais rendue accessible par l’extrême beauté des sculptures, l’exposition raconte comment les abbés des cathédrales de Chartres et Saint-Denis, notamment, se sont livrés à une compétition et une surenchère stylistiques qui ont abouti à l’émergence d’un art nouveau. « Longtemps, l’Ile-de-France a été une région plutôt atone, en retrait, raconte Damien Berné. Et tout à coup, elle s’est mise au niveau, et à même pris la main. A cette époque, beaucoup d’anciens édifices sont abattus et remplacés. Il y a une envie de se mettre au goût du jour. Le travail ne manque pas pour les artisans, qui se perfectionnent. On ne sait rien des sculpteurs en eux-mêmes, mais on connaît les commanditaires et les circulations de matériaux. En comparant les œuvres, on remarque que les formes ricochent d’un lieu à l’autre. On sait ainsi que les artistes se côtoient, s’imitent. Par exemple, le triple portail de Saint-Denis va inspirer Chartres qui, à son tour, inspire Saint-Denis. Au gré de cette compétition, l’art gothique naît pleinement. »

Si cet art, qui va bouleverser l’Histoire, naît autour de Paris et du siège d’une royauté encore loin d’être absolue, il ne faut pas y voir une volonté politique, selon Damien Berné : « C’est un phénomène culturel plutôt que politique, il parle aux gens de l’époque. On délaisse alors l’image romane figée, hors du temps. Et on entre dans l’histoire, dans le temps humain avec l’art gothique, véhiculé par un style en rupture. » Plutôt que dans l’architecture monumentale, c’est bien dans la sculpture que se dessine ce grand virage artistique.

Têtes coupées et corps en mouvement

Statue-colonne de la cathédrale Notre-Dame de Chartres représentant la reine de l’Ancien Testament
Statue-colonne de la cathédrale Notre-Dame de Chartres représentant la reine de l’Ancien Testament - DRAC Centre-Val-de-Loire / François Lauginie

L’exposition met ainsi en avant non seulement les chapiteaux mais surtout les statues-colonnes, dont ne subsiste parfois que la tête. Au passage, on apprend pourquoi celles-ci ont été décapitées à la Révolution. « On a beaucoup dit qu’il s’agissait d’un rappel des décapitations réelles, raconte Damien Berné. Mais c’était surtout très facile de les décapiter car les têtes étaient sculptées en avant de la colonne. Un coup de burin et la tête venait, le corps, c’était plus compliqué. »

Décapitées ou non, les statues-colonnes entament un dialogue avec les visiteurs. « L’expressivité des visages permet l’identification, explique Damien Berné. A cette époque, les statues s’émancipent de leurs colonnes. Ces sculptures très stylisées et plus vivantes, qui semblent s’approcher de nous, et faire bouger le froissé de leurs habits, ont eu un succès fulgurant. On peut en conclure que cet art répond à une attente. On le voit se développer parce qu’il touche les aspirations des gens et a, chez eux, des répercussions intimes. » Voilà pourquoi, sans doute, au-delà des historiens de l’art passionnés par les motifs et leur propagation, ces sculptures touchent, aujourd’hui, encore les visiteurs.

La Vierge en plein boum

Damien Berné resitue ce bouleversement stylistique dans le contexte religieux du XIIe siècle : « L’iconographie romane arrive au bout de sa logique, et il faut faire de la place à la Vierge dont le culte explose. » L’exposition présente ainsi trois sculptures en bois polychrome de Vierge à l’enfant. « Il y a une mise en tension, une recherche d’expression et d’interaction avec le fidèle, l’enfant Jésus quitte le giron et les genoux de sa mère et s’approche de nous. » C’est aussi un renversement théologique qu’accompagne la naissance de l’art gothique.

L’exposition, instant rare dans l’histoire du musée de Cluny qui, au gré du calendrier de ses travaux de profonde rénovation a pu lui accorder des espaces particulièrement vastes, est aussi une grande première réunissant des œuvres inédites. C’est ainsi la première fois que sont exposés ensemble tous les chapiteaux connus du cloître de Saint-Denis. Il fallait bien cela pour attirer un large public, comme l’espère Damien Berné : « Nos visiteurs viennent voir l’exposition Magiques Licornes, à l’étage. Il faut espérer qu’ils feront ensuite le détour vers cette exposition qui est unique en son genre et raconte un moment crucial de l’histoire de l’art. »