Goncourt: Les prix littéraires, encore et toujours une affaire d'hommes
LIVRES•Ce mercredi, un auteur a obtenu le Goncourt et une autrice le Renaudot. Il n’empêche que le nombre de femmes primées lors des grands-messes littéraires de l’automne reste portion congrue. Selon les points de vue, la situation s’arrange cependant. Ou pas…F.R.
L'essentiel
- La saison des prix littéraires permet de constater que les auteurs restent largement plus récompensés que les autrices.
- De nouveaux prix littéraires essayent de contourner les biais qui favorisent les hommes sur les femmes.
- Les éditeurs sont accusés de ne pas mettre leurs autrices en avant.
Un lauréat, une lauréate et un coup de théâtre. Ce mercredi, les jurys des prix Goncourt et Renaudot réunis au restaurant Drouant ont sacré respectivement Nicolas Mathieu pour Leurs enfants après eux et Valérie Manteau pour Le Sillon. Cette dernière a été primée à la surprise générale puisqu’elle ne figurait pas dans la liste des cinq finalistes.
Les jurés du Renaudot auraient semble-t-il changé leur fusil d’épaule après que leurs homologues du Femina leur ont coupé l’herbe sous le pied en récompensant lundi Philippe Lançon pour Le lambeau auquel ils envisageaient de remettre leur prix – le livre du rescapé de l’attentat à Charlie Hebdo racontant sa reconstruction a cependant obtenu un prix spécial.
Ce retournement de situation aura au moins permis de voir récompensés un homme et une femme et d’empêcher ainsi que les autrices soient une nouvelle fois snobées lors de la Grand-Messe des prix littéraires - notons cependant qu’Olivia de Lamberterie a reçu ce jeudi le Renaudot de l’essai pour Avec toutes mes sympathies.
« Les espaces de consécration sont soumis à une hégémonie masculine »
« Le champ littéraire français n’est pas du tout mixte. Les espaces de consécration sont soumis à une hégémonie masculine », déplore Sylvie Ducas. Cette professeure de littérature à l’Université de Créteil qui a signé aux éditions La Découverte La littérature à quel(s) prix ? poursuit : « Le système n’est pas inflexible, mais il est guidé par des logiques telles que je comprends qu’une maison d’édition n’ait pas envie d’envoyer une autrice au casse-pipe en sachant que les jurys ne sont pas ouverts aux écritures de femmes. »
Un constat que partage Ann Pålsson : « Dans de nombreux jurys, comme dans la société, il y a une mentalité masculine qui prédomine, sans que l’on en ait forcément conscience ». Les hommes auraient ainsi tendance à couronner ce qui correspond à ce prisme. L’éditrice suédoise a présidé le jury du « Nouveau prix de littérature » créé cette année après l’annonce du report du prix Nobel de littérature 2018. Le trophée a été décerné en octobre à la Française Maryse Condé.
Un choix effectué à l’issue d’un vote populaire. Au premier tour, des libraires ont nommé leurs romanciers et romancières préférées. Une liste de 47 hommes et femmes écrivains a ensuite été soumise au vote des lecteurs avant qu’un jury final ne prenne sa décision parmi les plumes les plus plébiscitées. Quatre se sont retrouvées dans le carré final : Maryse Condé, la Canadienne Kim Thúy, le Britannique Neil Gaiman et le Japonais Haruki Murakami.
« La composition du jury a son importance »
« Ce que l’on a constaté, c’est que de très nombreuses autrices se trouvaient dans le haut du tableau », souligne Ann Pålsson. La preuve, selon elle, « qu’il y a au moins autant de bonnes romancières que de bons romanciers » et donc qu’il n’y a aucune raison que davantage de femmes ne soient primées. Le recours au suffrage populaire, comme ce fut le cas du Nouveau prix de littérature, est-il le seul moyen d’équilibrer naturellement les palmarès ? « La composition du jury a son importance, appuie l’éditrice scandinave en prenant un exemple local. En Suède, le jury du prix August change chaque année et le palmarès est plutôt équilibré entre les hommes et les femmes. »
Faut-il donc davantage de femmes dans les jurys littéraires ? Pas forcément, estime Cécile Rabot, maîtresse de conférences à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. « Même quand un prix est décerné par des bibliothécaires, une profession plutôt féminine, ça ne change rien » au fait que les hommes sont majoritairement récompensés. Selon elle, l’explication des déséquilibres se trouve ailleurs. « Les jurys ne lisent pas un à un les quelque 600 romans de la rentrée littéraire. Souvent, sont présélectionnés les auteurs qui ont déjà été repérés. Et, ce n’est qu’une hypothèse, mais dès qu’il s’agit de construire sa visibilité médiatique, les femmes ont peut-être tendance à se mettre moins en avant que les hommes. »
« Grande hypocrisie »
Cécile Rabot est cependant plutôt optimiste. « Cette année, dans la première sélection pour le Goncourt, il y avait quatre primo-romancières [des autrices nommées pour leur premier roman]. Je ne dirais pas que cela leur donnait vraiment la chance d’obtenir le prix mais, symboliquement, c’est important. Par ailleurs, même si le fait d’apparaître dans la présélection n’a pas sur les ventes des effets similaires à ceux d’un livre auréolé du Goncourt, cela attire l’attention et peut contribuer à se retrouver plus facilement mis en avant chez les libraires. »
La démarche du Goncourt relève au contraire de la « grande hypocrisie, pour Sylvie Lucas. « Le jury se montre vertueux dans sa première sélection en intégrant des autrices mais elles se font toujours avoir, regrette-t-elle. Il est honteux qu’à notre époque il y ait encore un tel décalage entre les hommes et les femmes. » 2019 sera-t-elle l’année où les jurys se mettront enfin à la page ?