Youssoupha: «Quand j’ai commencé à rapper, je me disais que je changerais le monde. Mais non, il ne change pas comme ça»
INTERVIEW•Ce vendredi, Youssoupha sort un nouvel album, intitulé « Polaroid Experience »…Propos recueillis par Clio Weickert
L'essentiel
- Après plusieurs albums au succès d’estime, Youssoupha est devenu un rappeur populaire.
- Il sort son cinquième album, Polaroïd Experience.
- A 39 ans, Youssoupha y joue sur le sentiment de nostalgie et apporte un regard apaisé sur son parcours dans une interview pour 20 Minutes.
Il n’y a pas que le bon vin et le Saint-Nectaire qui se bonifient avec le temps. Ce vendredi, Youssoupha sort un nouvel album, Polaroid Experience. A 39 ans, il y porte un regard tendre et nostalgique sur les années qui passent. Un album aux notes jazzy et hip-hop, tantôt léger, tantôt grave, porté par sa verve sans égale.
Musicalité, doutes et certitudes, aube de la quarantaine et engagement, le rappeur a répondu aux questions de 20 Minutes.
Vous vous révélez nostalgique dans Polaroid Experience. C’est un nouveau Youssoupha qu’on entend ?
Ce n’est pas une nouvelle personnalité parce que c’est bien moi, mais une nouvelle manière de faire des chansons. Avant l’écriture était vraiment au centre de ma musique, maintenant la musicalité a repris le flambeau et j’organise l’écriture autour d’elle. Désormais je fais beaucoup plus confiance à la spontanéité, j’écoute où la chanson va.
Pourquoi avoir opéré ce changement ?
L’usure de l’ancienne méthode. Les gens me disaient que ma force c’était l’écriture, j’étais très content mais j’étais entré dans une espèce de mécanique. Là j’avais besoin de palpitation et de mise en danger. J’ai longtemps eu peur de rester un artiste au succès d’estime, et le succès commercial des deux derniers albums m’a enlevé cette pression. Ce que je devais réussir je l’ai réussi, maintenant il ne me reste plus que la musique.
Entre les vieilles photos de vous utilisées pour la promo et la sortie sur cassette audio, Polaroid Experience ressemble à un projet vintage…
C’est une nostalgie naïve. Pourquoi un Polaroid ? Quand on était petit, on ne s’y prenait pas à deux fois pour faire une photo, si elle était ratée, elle était ratée. Il y avait une spontanéité, et une certaine naïveté. Pour les cassettes, j’ai l’impression que je l’ai fait un peu pour me moquer des plus jeunes… C’est aussi amusant de sortir des vieilles photos et de se moquer de nos têtes, de nos sapes, du mauvais cadrage. Mais ce n’est pas un album passéiste, c’est un album qui regarde avec tendresse le passé.
Vous allez bientôt avoir 40 ans, il n’y a pas une petite crise de la quarantaine derrière tout ça ?
Quand j’ai commencé à travailler sur cet album j’avais 38 ans et déjà, je ne sais pas pourquoi, j’écrivais en me disant que j’avais 40 ans. Pour passer à autre chose… J’aime bien aussi me moquer du côté ringard de la perception qu’on peut avoir d’un rappeur de 40 ans. On ne pensait pas qu’à cet age on serait encore là, mais j’ai 40 ans, je suis allé voir NTM et ils en ont 50 ! Imhotep d’IAM en a presque 60 ans ! A 40 piges, tu ne dis plus « je suis jeune », non. Je m’en moque dans le morceau Devenir vieux, je dis que « je suis à un charbon de chicha de devenir ringard » parce que quand j’accompagne des artistes de mon label dans des chichas, je vois que ce qu’ils écoutent ce n’est pas du Youssoupha ! My hype elle tient à un charbon de chicha ! Mieux vaut l’assumer pour défendre un nouveau rap de quadragénaire, plutôt que de commencer à jouer le jeunisme.
Votre rap s’est assagi ?
J’ai l’impression que je me prenais beaucoup plus au sérieux quand j’étais plus jeune. Dans mes deux premiers albums, il y avait de la gravité, des certitudes, politiques et militantes. J’ai toujours des convictions mais beaucoup moins de certitudes. Avant, comme je voulais qu’on me prenne au sérieux, il y avait beaucoup de morceaux où je prenais un ton solennel, aujourd’hui, avec un regard un peu plus amusé sur les choses, je suis moins grave qu’avant. Et peut-être moins prétentieux sur les certitudes.
Selon vous, à quoi cela est-il dû ?
Je n’ai pas changé le monde, déjà ! Quand j’ai commencé à rapper, je me disais que je changerai le monde dans 5 ans, mais en fait non, il ne change pas comme ça. Je ne sais pas si je peux changer le monde, mais j’essaye d’apprendre à me changer moi. Par exemple, j’avais plein de certitudes sur la paternité, et en fait j’ai une fille et elle me mène par le bout du nez. Je me retrouve parfois à l’engueuler, elle pleure, je vais dans la salle de bains parce que je n’ai pas envie de perdre la face devant elle, et ma femme me retrouve presque au bord des larmes ! Je ne renonce pas à changer le monde mais il faut déjà que je réussisse ma vie d’homme de père et d’artiste.
Par contre, vous ne renoncez toujours pas à votre engagement auprès de la famille d’Adama Traoré, dont vous parlez dans cet album.
C’est important pour moi de ne pas lâcher. L’exemple m’est donné par sa famille, qui elle est confrontée à ça au quotidien pour réclamer justice et vérité pour la disparition de ce jeune homme. Et de manière générale mettre la lumière sur les violences policières qui durent depuis des décennies, et qui font surtout des victimes – pas exclusivement —, chez les jeunes, noirs, ou d’origines maghrébines, des quartiers populaires. Ce n’est pas un fait divers, ce n’est pas une anecdote, et Adama Traoré, ce n’est pas un jeune contre des policiers. On ne va pas le ramener et le problème ce n’est pas les policiers qui sont à l’origine de sa mort. Le problème est systémique. Il y a une dimension de conflit qui est mis entre deux types de population et qui crée ce genre de drames. Donc je me bats à leur côté, j’essaie de jouer de ma notoriété pour être un relais.
Dans Polaroid Experience, vous ne cachez pas vos opinions, et vous vous dites ennemis de Valls, de Macron, de Ménard, de Marion…
Je ne suis pas leur ennemi personnel, je ne les connais pas, je suis là pour proposer une autre opinion. J’ai dû mal avec les modèles de pensée et ceux que je cite dans cette chanson ramènent des modèles de pensée un peu lourds, j’ai même l’impression que c’est archaïque. « Toi tu es plutôt de gauche, de droite ? » Je ne suis pas à l’aise avec ça et j’aurais plutôt tendance à dire soyons d’accord sur nos désaccords et embrouillons-nous même, si ça peut nous permettre de nous comprendre. Je ne suis pas en guerre avec les gens mais je me réserve le droit d’être en désaccord avec des modèles de pensée.
Une idée que vous développez dans le titre « Mourir ensemble » ?
Ce titre prend, par l’absurde, la mentalité qu’on entretient un peu dans notre pays, de vouloir avoir des avis sur tout, et même sur la vie des gens et sur les choix qu’ils font. L’un des exemples les plus criants que j’ai vu ces dernières années, c’était la manif pour tous. Ça m’a traumatisé ce truc-là ! Je ne comprenais pas que des mecs et des meufs prennent de leur temps, pour demander que des gens n'acquièrent pas un droit qu’eux ont, et qui ne leur enlève rien. Ça me paraît aberrant. On dirait qu’on se force à être dans des cases, et on a besoin que les autres le soient aussi. Médine est musulman ? Il ne peut pas faire le Bataclan. Les homos sont homos ? Ils ne peuvent pas se marier. Hapsatou s’appelle Hapsatou ? Elle ne peut pas vraiment être française. On pense que l’accumulation d’identités ça nous soustrait alors qu’en fait moi j’ai l’impression que ça nous enrichit. Il faut faire comme si on était tous ensemble – une idée que je défends —, mais dans les faits ce n’est pas pareil. Il y a ce non-dit qui va créer des tensions, mais si on n’accepte pas de vivre ensemble, on risque de mourir ensemble.
Justement de quel œil avez-vous vu l’histoire Hapsatou Sy/Eric Zemmour, vous qui avez eu des différends avec ce dernier ?
J’étais triste pour elle, d’autant que c’est une amie, car ce qui s’est passé est extrêmement insultant. J’ai quand même l’impression qu’Eric Zemmour est dans une dynamique comme dans les concerts, il chante le début du refrain et il nous laisse chanter le reste. Et ça lui sert de promo. Il lance ce genre de boules puantes et il kiffe que ce soit relayé. J’ai compris que c’était sa mécanique. Après, je me permets d’être quand même optimiste pour la suite, des gens comme Eric Zemmour parlent comme ça parce qu’ils ont peur. Il est en train de perdre, il panique, il est débordé, il se fait ses fantasmes de « grand remplacement »… Il rêve de cette guerre civile là mais elle n’aura pas lieu. Au contraire, la France qu’il craint va être géniale !
Pour rester dans le domaine télé, vous êtes l’un des coachs de « The Voice » Afrique depuis 2018, c’est important pour vous de coacher de nouveaux talents ?
Depuis que j’ai monté mon label et que je produis des artistes, je commence à prendre énormément de plaisir à la transmission. Réussir pour soi c’est super mais faire réussir les autres je commence à prendre mon pied. Quand mes artistes comme Keblack et Naza ont été disque d’or, quand Bazardé à fait single de diamant, j’avais l’impression d’être Didier Deschamps ! Et je vis à Abidjan, je m’intéresse à la culture africaine, je suis né en Afrique, mais malgré tout j’ai l’impression que j’en sais encore peu finalement sur le potentiel, parce que les moyens de diffusion sont un peu plus restreints. Dans The Voice je découvre des choses, des talents, des approches, des styles musicaux, eux sont contents de mon expertise, donc c’est vraiment un deal gagnant-gagnant.
Vous pensez que de plus en plus de rappeurs africains vont enfin émerger en France ?
Sans vouloir faire du positivisme à deux balles, c’est une très bonne période pour le rap africain. Ce que je lui reprochais, c’était qu’il était un peu complexé et se hiérarchisait en se disant que le rap français était au dessus. Maintenant il y a une réalité du rap africain qui a ses propres références, ses codes, qui assume son patois, qui en joue. Il est décomplexé. Dans la scène camerounaise par exemple, il y a une grosse émergence de talents. Je suis plutôt optimiste et je pense qu’ils peuvent bientôt nous mettre sous pression, et c’est bien que le rapport de force change, qu’on se traite au moins d’égal à égal.