«La rave fait-elle toujours rêver?»: Comment ont-ils réussi à immortaliser les folles nuits clandestines techno?
SERIE D'ETE•A coup de photos ou de vidéos, ils ont pu documenter le milieu des free parties, un milieu underground...Thomas Weill
L'essentiel
- Trente ans après le second « Summer of Love », 20 Minutes part cet été à la rencontre des DJ et teufeurs d’hier et d’aujourd’hui pour savoir si la rave fait toujours rêver.
- Une série d’articles à suivre chaque semaine sur 20minutes.fr.
- Dans ce septième épisode, photographes, réalisateurs et archivistes nous expliquent comment ils sont parvenus à documenter les raves et les frees d’hier à aujourd’hui, et nous parlent du poids de l’image dans la teuf.
Appareil photo ? Interdit. Caméra ? Hors de question. Dans les raves et les free parties de la fin des années 1980 et des années 1990, l’image n’a pas sa place. Elle ne fait pas le poids face à la clandestinité, mais aussi à la techno, aux corps qui se meuvent sous la lumière fracturée des stroboscopes, à la liberté. Pourtant, des traces existent encore de ces temps-là, des photos ou des documentaires vidéos qui retracent et font l’histoire des free parties, d’hier et d’aujourd’hui. Ces morceaux d’histoire sont aussi des preuves qu’on ne documentait pas un mouvement underground de la même manière qu’une autre culture. Jusqu’à aujourd’hui en tout cas.
« Les photographes ne pouvaient pas rentrer », confiait le DJ Jerome Pacman dans nos colonnes au sujet des soirées Mozinor, ce lieu légendaire de la rave au début des années 1990. Il n’est pas le seul à s’en souvenir. Olivier Degorce, photographe et artiste s’en rappelle lui aussi, étant l’un des rares avoir pu immortaliser teufeurs, raveurs et DJs. « Au début quand je partais faire la fête en 1987-1988, je n’avais pas d’appareil photo. Entre 1991 et 1994, je suis beaucoup sorti, et là j’avais toujours un appareil de poche avec moi. Mais j’y allais avant tout pour faire la fête, je n’allais pas couvrir un événement. Je le vivais de l’intérieur. Je suis aussi musicien, et cette musique m’a tout de suite interpellé. C’était un nouveau son, une nouvelle façon de danser. Je revenais avec 10, 15 clichés », pas plus.
Fascination et discrétion
Le 22 février dernier, le même Olivier Degorce a publié, aux éditions Heanbangers publishing, Plastic dreams, recueil de photographies de la décennie 1990 dans le monde de la musique électronique. Pourtant, « je me disais que j’allais les garder secrètes. Je ne savais pas à quoi elles allaient servir. C’était mon trésor secret, je n’avais pas envie de révéler certaines choses que je voyais », confie-t-il. Tous ses clichés ne sont d’ailleurs pas parus. A l’époque, c’est sa « fascination » pour le mouvement qui le pousse à prendre des photos. Mais il peut le faire uniquement grâce à une discrétion qu’il voit comme faisant partie intégrante du métier de photographe.
« Je prenais beaucoup de photos à la volée. C’est comme ça qu’on documente sans gêner les gens. Il faut s’y prendre avec délicatesse, et être presque invisible. J’arrive à mettre les gens à l’aise, ils le sentent. Un photographe doit avoir ce feeling. Et puis je faisais la fête avec les autres, je faisais partie du groupe. Les gens ne m’ont jamais reproché de faire quelques photos que ce soit. »
« Le réal de la techno underground »
Cette expérience est à la fois proche et dissemblable de celle de Damien Raclot-Dauliac réalisateur du documentaire We had a dream sur le soundsystem français Heretik system, et 23 minutes warning, sur les légendes anglaises des Spiral Tribe. « Au début, les teufeurs me regardaient un peu, certains ne voulaient pas être filmés. Ils considéraient que j’allais faire de la merde ». Mais très vite, le réalisateur a su se faire une place de choix.
Après avoir « fait plusieurs sujets sur la techno underground », notamment pour le magazine Trax, et suivi un soundsystem parti organiser des raves en Afrique pour en monter un documentaire, Damien Raclot-Dauliac devient « le réal de la techno underground. La première réaction ? C’était toujours ultra mal toléré. Mais dans des frees de 1.000 personnes où je connais les orgas et les artistes, très vite les gens voyaient que je faisais partie des meubles. Et puis Trax est un magazine respecté par l’underground. Il suffisait que j’en parle et les gens me laissaient tranquille ».
Le pouvoir d’une caméra
Cela va même plus loin pour le réalisateur. Alors que « les cadreurs de TF1 se prenaient des pierres », lui est approché par les Heretiks, un des soundsystems majeurs des années 1990 en France. « C’était des amis, mais ils voulaient que je fasse un film sur eux. » Après un premier refus, il finit par accepter. « Ils sont d’une franchise à toute épreuve dans le documentaire », condition sine qua non à ce qu’il le tourne.
Damien Raclot-Dauliac utilise même sa caméra pour protéger les teufeurs. « Ils m’appelaient dès qu’il y avait un problème de répression avec la police. Je débarquais avec une caméra pour faire croire que je faisais un sujet, et tout de suite, il n’y avait plus de violence. Je me retrouvais à faire le tampon ». Ce n’était pas la seule utilité de la caméra bien sûr. « Il y avait un côté souvenir d’amis. Mais aujourd’hui la transmission et l’initiation sont des mots-clés, insiste Damien Raclot-Dauliac. Avant, le côté secret faisait bouger les gens. Aujourd’hui c’est la diffusion d’images qui donne envie. » Il se souvient d’ailleurs d’une soirée à laquelle il était venu avec sa caméra. « Je leur disais, "tu verras, dans dix ans tu me remercieras". Et un des mecs que j’ai filmés est venu me voir des années après, et il m’a remercié. »
L’ère de l’image
Preuve que le milieu, pourtant rejeté par la société, a suivi le même mouvement qu’elle, et a adopté l’image comme moyen d’expression. « Oui ça a changé », confirme Lapin, l’administrateur du site Bass expression TV, à la fois forum et site d’archives et d’informations sur les free parties qui a récemment cessé son activité. « La communauté nous a permis d’avoir des retours vidéo plus importants. Il y a de plus en plus d’utilisations de ce support, même parmi les organisateurs ». Les flyers se font plus rares, les trailers plus fréquents. Forcément, l’essor des smartphones avec leurs appareils photo de qualité aide. Et puis, pour l’administrateur de Bass expression TV, « c’est aussi une question de public. Il est plus jeune aujourd’hui. On les voit, ils utilisent Instagram, Twitter et Facebook. Ils mettent plus en avant les images. En 2011 [quand Bass expression est créé], nous ne partagions pas autant de vidéos. Il n’y avait pas encore cette génération ».
Alors bien sûr, en publiant des images de free sur les réseaux sociaux, Lapin a dû prendre en compte la dimension clandestine de ce qu’il documentait. « On voulait le faire bien, pour ne pas avoir de problèmes. A chaque publication, on citait le Facebook du soundsystem », afin de les mettre au courant de la diffusion. « Certains nous ont demandé de retirer la vidéo, mais c’est à la marge. Nous n’avons jamais empêché quiconque de faire une demande de modification. Mais on a une seule vidéo où nous avons dû flouter un visage » à la demande de l’intéressé.
« Gagner la confiance »
Paradoxal ? « Moi j’ai connu la techno à un moment où on n’avait pas de prénoms, juste des pseudos, raconte Lapin. Aujourd’hui, les membres des soundsystems sont sur Facebook avec nom et prénom. Il s’est passé 30 ans depuis les débuts. Il n’y a plus le même rapport avec la police. Quand quelqu’un apparaît en photo en free party, à partir du moment où il n’est pas en état de déchirement le plus complet, ce n’est plus un problème. La société évolue. Ceux qui ont créé le mouvement n’avaient pas un appareil au creux de la main, ils n’avaient pas les mêmes possibles ».
Trois décennies en arrière, la seule façon de documenter le milieu était d’en faire partie à 100 %. Aujourd’hui y être suffit, même si des précautions sont encore de rigueur. « Si je filme devant la façade des gens qui dansent, je n’ai pas de soucis. Si je commence à filmer les DJs en train de jouer, on va tomber dans un paradoxe. Ça reste mieux d’avoir un contact avec le collectif. Si on en n’a pas, il faut accepter que le jour où on publie la vidéo la personne puisse demander à la retirer ». D’après l’administrateur de Bass expression, « l’aspect régis, l’aspect off », les coulisses, se sont peut-être un peu moins ouvert à l’image. « Il faut être extrêmement précis », insiste Lapin. C’est le seul moyen de « gagner la confiance des gens », ce qui semble être la clé pour faire s’ouvrir un milieu qui rejette les regards intrusifs. Mais il faut dire aussi que ces regards n’ont pas toujours été tendres.