«13-Novembre» sur Netflix: «Aucun témoin n'a un message de haine, c'est une leçon d'humanité»
INTERVIEW•«20 Minutes» a rencontré les frères Jules et Gédéon Naudet qui ont signé pour Netflix un documentaire sur les attaques terroristes à Paris…Propos recueillis par Fabien Randanne
L'essentiel
- Les trois volets du documentaire « 13-Novembre : Fluctutat Nec Mergitur » seront mis en ligne vendredi sur Netflx.
- Le film, réalisé par Jules et Gédéon Naudet, est majoritairement composé de témoignages face caméra de victimes des attaques sur les terrasses parisiennes et au Bataclan.
- Jules Naudet le présente comme « un documentaire sur la parole » et « un hommage à la vie ».
Le 11 septembre 2001, Jules et Gédéon Naudet étaient au World Trade Center pour réaliser un documentaire sur les pompiers de New York. Le destin a transformé leur projet en film sur l’attentat, et notamment l’action des secours, sorti en 2002. Seize ans plus tard, les deux frères signent, pour Netflix, un documentaire sur les attaques terroristes à Paris, 13-Novembre : Fluctuat Nec Mergitur. Au long des trois volets, mis en ligne ce vendredi 1er juin, ils laissent très largement la parole aux victimes, soit « quarante histoires parmi des milliers d’autres vécues ce soir-là », comme ils le résument. Le résultat dure trois heures, évidemment bouleversantes mais qui laissent émerger plein de force et d’optimisme, et d’humanité, conformément au souhait des frères Naudet.
Comment qualifieriez-vous 13-Novembre : Fluctat Nec Mergitur ? Est-ce un documentaire ? Un film de témoignages ?
Jules Naudet : C’est un documentaire sur la parole, basé sur le témoignage de ces gens extraordinaires qui nous ont donné l’opportunité de raconter, dans un format assez long, ce qui leur est arrivé.
Gédéon Naudet : Quand je vois cette série de témoignages, comme je l’appelle, je me projette complètement dans le futur en me disant que c’est comme si ces gens-là, dans dix, vingt, trente ans, racontaient à leurs petits-enfants l’horreur qu’ils ont vécue. Et c’est aussi l’une des plus belles leçons de vie, d’amour et d’humanité qu’on puisse entendre.
J. N. : C’est un hommage à la vie. C’est un grand témoignage d’amour, d’amitié et d’espoir.
Qu’est-ce qui vous a motivé à réaliser ce documentaire ?
J. N. : C’est lié à ce qu’on a vécu le 11-Septembre. Au moment où on voyait cette horreur autour de nous, on était également témoins d’actions incroyables : les pompiers qui montaient en sachant que beaucoup allaient mourir, l’entraide des gens qui descendaient quatre-vingt-dix étages en se portant les uns les autres. C’est peut-être cliché de dire ça, mais c’est toujours dans les pires circonstances que l’on voit le meilleur de l’être humain. On espérait retrouver ça dans notre documentaire, on souhaitait avoir ce regard. On ne voulait pas faire une enquête journalistique ou un reportage sur Daesh mais sur l’être humain : comment, d’une seconde à l’autre, on peut passer de la joie à l’horreur et, en même temps, s’en sortir, se reconstruire en se raccrochant à ce qui est l’inverse du terrorisme ? Ces gens survivent grâce à l’amour.
G. N. : En plein milieu de l’horreur, il y avait ces îlots d’humanité et c’est ce qui nous intéressait. Personnellement, je ne vois rien de plus beau ni de plus fort à montrer dans un documentaire. Ces gens-là nous racontent seconde par seconde toutes les émotions par lesquelles ils sont passés. Ils ouvrent une porte, intime, personnelle et on est véritablement avec eux. C’était un pari. Quand on a commencé le projet, on ne savait pas qui on allait avoir en face. Jules a rencontré ces personnes pendant plus de huit mois sans caméra ni rien. Il s’est assis, parfois plus de trois à quatre fois, avec ces gens pendant plusieurs heures pour les écouter, gagner leur confiance.
Le fait que vous ayez vécu le 11-Septembre de l’intérieur a-t-il contribué à gagner cette confiance ?
J. N. : Cela a été un énorme lien avec eux. S’ouvrir, pour la première fois, c’est compliqué. Ils étaient méfiants. Ils savaient ce qu’on avait vécu, pourquoi on voulait faire ce documentaire. On a connu un traumatisme identique, on connaît les frustrations, les complications, les difficultés… donc on parlait la même langue. Plus de deux ans après le 13-Novembre, cela fait partie de leur reconstruction de pouvoir parler, de se réapproprier cette soirée qui leur a échappé. Les interviews ont duré trois, parfois quatre heures. Ils replongeaient dedans mais c’était aussi un peu soigner le feu par le feu.
Des otages du Bataclan vous racontent un moment « comique » survenu lorsque la police a voulu entamer des négociations avec les terroristes… Il n’y a qu’à vous qu’ils auraient pu confier cela aussi facilement ?
J. N. : L’humour fait partie des manières d’affronter la tragédie. C’est un moment qui est tellement vrai. C’est l’étrangeté de la vie. Pour eux, cet instant surréaliste leur a apporté un peu de répit, cela a transcendé l’horreur et leur a donné une espèce de second souffle. Il est vrai que cette candeur de raconter un tel moment n’aurait pas semblé aussi évidente à quelqu’un qui n’aurait pas vécu ce genre de choses.
G. N. : Pour nous, le plus important, c’était l’humain. Quand on parle du terrorisme, ça ne sert à rien de parler de vengeance, de mort et tout ça. Il faut parler de la vie.
J. N. : La chose la plus belle, c’est qu’aucun de nos quarante témoins n’a un message de haine, de colère, de revanche. Au contraire, ce documentaire est un hymne à la vie, une leçon d’humanité extraordinaire. Ces gens qui ont vécu l’horreur la rejettent justement parce qu’ils l’ont vécue. C’est comme s’il y avait un trop-plein de mort, de souffrance… Comme ils le disent tous, les terroristes voulaient les mettre à genoux, les effrayer… et ils ont fait tout le contraire. Fluctuat Nec Mergitur, le titre [cette locution latine signifiant « Il est battu par les flots, mais ne sombre pas » est la devise de Paris], représente ça : cette ville, ces gens, ballottés par les flots mais jamais coulés.
Vous vivez aux Etats-Unis depuis de nombreuses années. Quelle a été la réaction des Américains en apprenant que des attaques terroristes venaient de se produire à Paris ?
J. N. : Enorme. Paris, aux Etats-Unis et dans le monde entier, est une ville qui représente une certaine magie. On était à New York à ce moment-là et il y a eu le même sentiment que le 11-Septembre. Déjà, cette horreur insensée. Le côté « mais quand est-ce que ça va s’arrêter ? » : en 2001, c’était un avion, deux avions, trois avions, quatre avions… Là, c’était la même chose [avec les attaques successives sur les terrasses et au Bataclan]. Puis, une énorme tristesse et en même temps cette communion entre les villes. Ce documentaire n’est pas que pour Paris ou la France. Que ce soit Nice, Barcelone, Londres, Hambourg… le terrorisme est un peu partout. Cet hymne à la vie peut parler à tous les gens vivant dans un pays concerné par le terrorisme. On espère que cela va dépasser les frontières.
G. N. : On espère que cela sera aussi inspirant que pour nous. Pour vraiment parler de la vie, donner du courage, avoir envie de dire non vous ne m’aurez pas, il faut aussi montrer l’horreur.
Dans les trois épisodes, on voit quelques images de vidéosurveillance ou tournées avec des smartphones après les attaques, on entend une poignée d’appels aux urgences, mais vous parvenez cependant à ne pas tomber dans l’écueil du sensationnalisme. Vous avez tout fait pour l’éviter ?
J. N. : C’est un travail au quotidien, mais c’est surtout dans la salle de montage que ça se passe. Concernant le fait de montrer, on savait dès le début qu’on voulait rester très pudiques. Il y avait une forme d’autocensure proche de celle de notre documentaire sur le 11-Septembre pour lequel on avait refusé de filmer l’horreur. Il était important qu’on ne tombe pas là-dedans. La parole de ces gens est beaucoup plus puissante. Il n’y avait pas besoin des images ignobles qu’on a tous vues.
G. N. : C’est le truc fondamental pour lequel on se bat. Quand les médias parlent du terrorisme, ce ne sont que durant des minutes trop courtes où ne sont pas évoqués les gens et ce qu’ils ont vécu, ou alors avec quelques mots à gauche à droite. Et au bout du compte, ils deviennent des statistiques, cela insensibilise. Là, l’idée est, peut être de façon naïve, d’arrêter le temps et de rencontrer les gens non pas pendant trois minutes mais pendant trois heures. Combien de plateformes proposent cela aujourd’hui ?
J. N. : C’est un documentaire qui est dur à regarder et que le public n’a peut-être pas envie de voir pendant trois heures d’affilée. Pouvoir visionner une heure, s’arrêter et reprendre une semaine plus tard, ou attendre de se sentir prêt, je trouvais ça important. Avec Netflix, on n’a pas la pression de l’audimat d’un soir : ce sont les gens qui regardent qui ont le contrôle.
A titre personnel, que retirez-vous des témoignages de ces victimes qui se sont confiées à vous ?
G. N. : Je leur dois énormément et je ne peux pas les remercier assez pour la force qu’ils m’ont passée. Je ne pense pas qu’ils se rendent compte à quel point leur résilience est courageuse et inspirante. Les gens qui parlent le mieux de la vie sont ceux qui ont failli mourir ou ont vu l’horreur. Ça m’a fait un bien fou de les entendre. Je pense être quelqu’un de très privilégié, j’ai failli mourir il y a dix-sept ans, mais je suis marié, j’ai un enfant. Peut-être que j’ai un trauma depuis le 11-Septembre, mais j’ai besoin d’entendre ce genre de témoignages, ça me régénère, ça me donne foi en la vie.
J. N. : Très égoïstement, je dirais que j’ai découvert des gens extraordinaires. Une vraie amitié s’est formée avec certains dont je suis devenu très proche. Ils vont rester avec moi pendant longtemps.