« La Zone d’intérêt » rend l’horreur de la Shoah palpable sans jamais la montrer
mémoire•Jonathan Glazer a remporté le Grand Prix du jury à Cannes en faisant partager la vie quotidienne du commandant d’AuschwitzCaroline Vié
L'essentiel
- «La Zone d’intérêt » a traumatisé le Festival de Cannes 2023.
- Le réalisateur y offre une réflexion glaçante sur la banalité du Mal.
- Son choix de garder l’horreur hors champ est très judicieux.
C’était l’un des chocs du Festival de Cannes. La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer a vu la Palme d’or lui passer sous le nez au profit d’Anatomie d’une chute, mais cette œuvre puissante, récompensée par le Grand Prix du jury présidé par Ruben Östlund, n’en est pas moins marquante. Le réalisateur d’Under The Skin plonge le spectateur au cœur de la banalité du Mal en lui faisant partager le quotidien presque ordinaire de Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz et de sa petite famille parfaite. « Je voulais capturer le contraste entre quelqu’un qui se verse une tasse de café dans sa cuisine et quelqu’un en train d’être assassiné de l’autre côté du mur, la coexistence de ces deux extrêmes », explique le cinéaste.
Le camp est tout voisin de leur pavillon de banlieue idyllique, seulement séparé de leur jardin par un mur mitoyen. Christian Friedel et Sandra Hüller (dont c’est décidément l’année après Anatomie d’une chute) incarnent ce couple terrible dans sa banalité. Pour adapter le roman de Martin Amis, Jonathan Glazer a fait un choix audacieux : il ne montre jamais ce qui se passe dans le camp de concentration mais le laisse imaginer par un travail remarquable sur la bande-son qui diffuse une atmosphère mortifère à la limite du supportable. La musique du film signée Mica Levi est une pure merveille.
Montrer ou deviner ?
Rien ne sera jamais plus fort que les images insoutenables que révèlent Shoah de Claude Lanzmann rediffusé en ce moment sur France 2 ou Nuit et Brouillard d’Alain Resnais qui confrontent frontalement le spectateur à la réalité. L’approche de Jonathan Glazer laisse imaginer hors champ ce qui passe autour d’un petit monde policé. Cris, coups de feu, cendres volantes et passages de trains rythment la vie de personnages dont l’indifférence face à l’horreur glace le sang.
Le père, cheville ouvrière zélée de la « solution finale » se montre affectueux avec les siens et révèle plus de passion pour son jardin que pour les êtres humains qu’il assassine en essayant de se montrer le plus « efficace » possible. Son épouse se soucie davantage de son confort bourgeois que de ce qui peut se passer de l’autre côté du mur. Elle ne veut en aucun cas quitter ce qu’elle considère comme un lieu paradisiaque quand il est question de muter son mari dans un autre camp. Et que dire du partage des biens des déportés entre les différents membres de la communauté des bourreaux ? Le décalage entre leur monde douillet et la terreur voisine est si épouvantable qu’il répugne autant qu’une représentation directe tout en restant visuellement pudique.
Un devoir de mémoire et de prévention
Jonathan Glazer étouffe le spectateur qu’il invite à réfléchir sur la notion d’inhumanité. Si le message est parfois surligné - surtout à la fin du film - et que l’ensemble se montre quelque peu poseur avec un dispositif qui serait plus à sa place dans un musée d’art contemporain, il ne fait aucun doute que La Zone d’intérêt est un film important. Il rappelle l’indicible et peut nous aider à traquer la bête immonde, qui a souvent la tentation de pointer de nouveau son nez.