EFFETS PERVERSDAO censitaires, absence de modération… Quels sont les risques du Web 3 ?

DAO censitaires, absence de modération… Quels sont les risques de la révolution Web 3 ?

EFFETS PERVERSToute innovation comporte des risques. On fait le tour des effets pervers du Web 3 avec le philosophe Mark Alizart et l'experte blockchain Sajida Zouarhi
Laure Beaudonnet

Laure Beaudonnet

Le Web 3 n’a pas encore débarqué qu’on peut déjà pressentir ses effets pervers. Toute innovation technologique est accueillie comme une promesse avant que les usages n’en dévoilent le visage obscur. Le Web 2 a marqué l’avènement d’un Web social, un espace où l’internaute peut à la fois produire du contenu et échanger avec des gens du monde entier grâce aux réseaux sociaux. Cet espace de liberté totale d’expression portée par l’anonymat s’est rapidement transformé en arme de harcèlement en ligne et en terrain de jeu favori des fake news. Le modèle économique a glissé petit à petit vers le pillage des données personnelles des utilisateurs à des fins de publicité ciblée. Cette récolte de données a également permis d’entraîner des intelligences artificielles de plus en plus performantes qui ont malheureusement fait parler d’elles pour leurs nombreux biais (racistes, sexistes…).

Aussi révolutionnaire soit le Web 3, il y a peu de chances qu’il ne soit pas lui aussi perverti au fil des usages. La communauté d’experts en crypto de 20 Mint a mis au jour un certain nombre de questions que poseront les technologies blockchain dans les années à venir. On y répond avec le philosophe Mark Alizart et Sajida Zouarhi, ingénieure et experte blockchain comptant parmi les 40 femmes les plus influentes en France en 2019 selon Forbes.

Sans tiers de confiance, comment garantir l’éthique sur le Web 3 ?

Mark Alizart : « Aujourd’hui, on n’y arrive déjà pas avec des modérateurs ou des tiers de confiance. Le principe initial du Web 3 est de limiter la possibilité pour des bad actors [mauvais acteurs] de capturer la totalité d’une chaîne de valeurs. Personne ne met son argent au même endroit où quelqu’un pourrait en bénéficier ou le détourner. Ensuite, le Web 3 n’est pas un Web sans modérateur ou sans tiers de confiance, c’est une répartition de la confiance sur tous les usagers. Dans une DAO ou un métavers décentralisé, les règles sont votées par la communauté. Aujourd’hui, sur Twitter, vous êtes obligés de subir une fausse illusion d’universalité où tout le monde a le droit de s’exprimer avec des règles décidées par un type qu’on ne connaît pas, dans une boîte noire. Vous pouvez avoir un Twitter où les contenus sexistes et racistes sont bannis par la communauté qui a décidé de ne pas s’exposer à ces contenus. Vous choisissez la valeur que vous donnez aux choses. C’est ce qui est intéressant dans une DAO. »

Comment éviter la prolifération des fake news et la haine en ligne dans un univers décentralisé et sans modération ?

Sajida Zouarhi : « Aujourd’hui, les gens peuvent se permettre de dire et de faire ce qu’ils veulent en ligne. Avec le Web 3, on entend beaucoup parler d’identité décentralisée et de verifiable credentials [des justificatifs d’identité fournis par une organisation officielle et stockés de manière sécurisée]. Aujourd’hui, je peux avoir des informations d’identité dans mon portefeuille numérique. Je peux me connecter à des services, participer à des opérations financières, fournir mon KYC [Know your customer, un protocole de vérification de l’identité du client] avec l’identité que j’aurai moi-même enregistrée on-chain et qui aura été validée selon les protocoles ou une entité officielle. Par ailleurs, la réputation peut déverrouiller des choses. On pourrait imaginer qu’une personne avec une bonne réputation pourrait avoir accès à une section commentaires. Au contraire, un énorme troll n’aura peut-être pas accès à cette fonctionnalité. On arrive sur un Web 3 où la notion d’identité est de plus en plus présente. Cela veut dire que cette identité n’est pas possédée par Meta ni par l’Etat, c’est nouveau. Le fait d’avoir une self sovereign identity grâce à laquelle on va pouvoir utiliser notre propre identité, notre propre clé (publique et privée) pour interagir avec des sites Internet de notre choix, c’est une émancipation énorme. »

Comment éviter de tomber dans un régime censitaire avec les DAO qui fonctionnent sur le modèle un jeton égal une voix ? Cela ne risque-t-il pas de faire basculer dans un monde ultra-capitaliste où les plus fortunés ont le plus de poids dans les votes ?

Mark Alizart : « Une DAO crée ses propres règles. Imaginez, un musée qui décide de devenir une DAO. Aujourd’hui, dans le conseil d’administration d’un musée, vous avez des représentants de l’Etat qui financent 50 % du budget, parfois des représentants des mécènes qui complètent et un ou deux représentants du personnel. Demain, vous faites une DAO de musée, vous n’êtes pas obligés de reproduire ce schéma et de donner autant de tokens [des jetons, c’est-à-dire des actifs numériques qui permettent d’avoir voix au chapitre] aux mécènes et à l’Etat. Vous pouvez décider que les artistes ont des tokens ou que les visiteurs les plus assidus ont des tokens. Cela existe sur certaines DAO. Par exemple les gens qui postent beaucoup sur Discord ont plus de tokens. Ce qui est intéressant dans le système décentralisé c’est la possibilité de monétiser, de capaciter les gens en fonction de leur implication dans la vie démocratique. Je ne pense pas que dire une voix égale un token soit équivalent à une voix égale un euro. On peut donner des tokens à des gens qui ne donnent pas d’argent mais qui donnent du temps, de l’énergie ou de l’amitié. Le Web 3 est une communauté qui s’auto-organise et qui choisit ses valeurs. Et si ces valeurs ne sont pas financières, ça ne sera pas censitaire. Les DAO sont une évolution naturelle du fonctionnement démocratique de nos sociétés. J’ai plutôt envie de voir l’histoire aller dans le sens de plus de démocratie. Et j’ai confiance dans le fait que la démocratie résout plus de problèmes qu’elle n’en cause. »

L’hermétisme des communautés et l’usage de termes compliqués ne peuvent-ils pas représenter un frein à l’adhésion du grand public au Web 3 ?

Mark Alizart : « Déjà sur le Web 2, on parle de fracture numérique, d’analphabétisme numérique, alors imaginez sur le Web 3. C’est effectivement un risque de voir une espèce d’oligarchie intellectuelle, des gens qui arrivent, qui ont les moyens intellectuels, les capacités ou l’insertion sociale pour maîtriser des outils relativement complexes. La solution serait de concevoir des meilleures interfaces. On a oublié, mais envoyer un mail, il y a vingt ans, ce n’était pas évident. Il y a aussi l’interopérabilité des chaînes. Il y a plein de nouveaux environnements comme Osmose, une association spécialisée dans la crypto et le Web 3, qui sont en train d’arriver. Bientôt ce sera comme AOL en 1995, il y aura une page d’accueil ludique, et vous ne saurez même pas ce qu’il y a derrière. C’est un peu le Graal de la crypto, aujourd’hui, on est encore des pionniers. »

Comment éviter que des acteurs du Web 2 comme Meta (ex Facebook) ne trahissent la philosophie du Web 3 ?

Mark Alizart : « Effectivement, le plus triste qui pourrait arriver au Web 3 c’est d’être un faux Web 3. Un Web 2 qui essayerait d’intégrer le Web 3 comme une simple composante. Je ne crois pas en la capacité de Facebook de simuler la décentralisation. Je crois plutôt au risque que les utilisateurs de cryptos eux-mêmes privilégient l’efficience ou la rapidité à la décentralisation. C’est le débat qui a fait la rupture entre Bitcoin et Bitcoin Cash en 2017. On le retrouve avec Solana ou BNB Chain [la blockchain liée à l’écosystème de la plateforme Binance], ce sont des chaînes entièrement centralisées et qui ne tournent pas sur Ethereum. Les utilisateurs ont fait leur choix. Ils en ont marre du prix du gas [le prix de transaction] sur Ethereum et préfèrent aller sur Solana. Mais si Solana s’arrête toutes les 48 heures parce que le président de la blockchain a un problème de santé, on ne peut rien faire.

Il faut revenir aux fondamentaux du Web 3. Le cas d’usage fondamental du Web 3, c’est la faillite d’une grande banque, et il n’a pas encore été éprouvé. Satoshi Nakamoto a créé le bitcoin en prévision d’une ponction des fonds des utilisateurs d’une banque. Il l’a inventé en 2008 à l’heure d’une grosse crise économique et financière où on en était à se poser la question de savoir si on allait ponctionner les comptes des particuliers. Ce cas de figure ne s’est jamais présenté et la question de la résilience de la décentralisation ne s’est jamais vérifiée. C’est là où des protocoles décentralisés prouveront leur valeur. C’est peut-être dans le sang et la souffrance que les utilisateurs de cryptos et les autres se diront que c’était une bonne idée. Aujourd’hui il n’y a pas d’épreuve du feu de la crypto. »