Démocratie, famille, liberté: Des valeurs universelles?
SCIENCES•Du colonialisme au «mariage pour tous», des droits de l'Homme à l'exception culturelle, la question de l'universalité des valeurs est d'actualité...Audrey Chauvet
Ce pourrait être le sujet de philo au bac: existe-t-il des valeurs universelles? Derrière cette question apparemment vaste et absconde se cachent en fait de nombreuses questions d’actualité: lorsqu’un ministre déclare que toutes les civilisations ne se valent pas, que les homosexuels revendiquent le droit à se marier ou que des pays se révoltent pour obtenir la démocratie, la question d’universalité permet d’éclairer le débat. Pas de panique, on va tout vous expliquer et ceux qui veulent approfondir la question pourront suivre en direct sur 20Minutes le débat organisé par le CNRS le jeudi 24 janvier à 19h.
Tuer ses proches, pas anormal pour certains
En Chine, on ne se mouche pas en public. En France, on se serre la main. En Inde, les vaches sont sacrées. La diversité des civilisations, des cultures et des traditions nous amènerait «spontanément à être relativistes», pense Pierre-Henri Tavoillot, philosophe et maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne IV. «Chaque fois que je pense à une valeur qui pourrait être universelle me vient un contre-exemple», confirme Philippe Descola, anthropologue et professeur au Collège de France. «On peut penser au respect de la vie mais dans certaines circonstances on fait passer l’honneur ou la foi au-dessus.» Et l’anthropologue d’ajouter que dans certaines civilisations d’Amazonie, il est absolument inconcevable de voler mais tout à fait normal de tuer des gens, y compris des proches.
Que penser de la valeur «famille», si âprement défendue en France par les opposants au «mariage pour tous»? «Il y a un nombre considérable de formes d’alliances pour assurer la filiation», rappelle l’anthropologue. «Les arguments des opposants au «mariage pour tous» portent beaucoup sur la nature, renchérit le philosophe. Or si elle était la référence, il faudrait supprimer la médecine et dire que la maladie est naturelle…
La mondialisation, le nouvel universel?
Les valeurs de chaque civilisation sont donc très différentes. Mais face à ce constat, on aurait tôt fait, à l’instar d’un ancien ministre français, de penser que «toutes les civilisations ne se valent pas», et vouloir universaliser ses propres valeurs. «Sous couvert d’universel, on a camouflé des pratiques peu glorieuses comme le colonialisme», rappelle le philosophe. Si le temps des colonies est terminé, une autre forme d’universalisme nous guette: comptez par exemple le nombre de villes que vous avez traversé dans lesquelles il n’y avait pas de McDo... Une main devrait vous suffire.
La mondialisation économique et la culture américaine seraient-elles le nouvel «universel»? «Il y a une suspicion d’uniformisation, reconnaît Pierre-Henri Tavoillot. Mais il n’y a pas que l’Occident qui soit universel: l’arithmétique qui est enseignée partout dans le monde est née entre l’Inde et le monde arabe.» Donc tant que 1 menu + 1 boisson seront égaux à 6 euros, il y aura égalité dans l’influence des civilisations.
Liberté, égalité, autocritique
Alors, s’il n’y a pas de valeurs universelles, peut-être y a-t-il des valeurs que l’on peut souhaiter universelles. Les droits de l’Homme nous apparaissent en France comme une valeur suprême et l’on ne peut que voir d’un bon œil les révolutions qui renversent des dictatures pour instaurer la démocratie. Mais là encore, il y a un piège: «Cela n’a aucun sens d’imposer les droits de l’Homme à quiconque ne les voudrait pas. Ils présupposent une liberté de les accepter», précise Pierre-Henri Tavoillot. Alors, souhaitons la liberté à tous les hommes? Par exemple à travers le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes? Pas sûr que l’Etat français soit très chaud pour se séparer de la Corse…
Si la liberté pose problème, l’égalité est peut-être une valeur que l’on peut souhaiter universelle? Regardons du côté des féministes: n’est-ce pas leur souhait de voir l’égalité entre sexes? Pour Geneviève Fraisse, philosophe et historienne de la pensée féministe, l’égalité n’est qu’un «opérateur qui permet de comprendre les problèmes qui se posent dans les rapports entre sexes». «Le mot valeur ne me convient pas car il implique un jugement, insiste-t-elle. Or tout mon travail est d’échapper au jugement et de dire qu’il y a simplement des questions communes entre toutes les femmes.»
La recherche de la valeur universelle serait donc une cause perdue. «Seule la loi "ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse" existe dans des civilisations très variées et constitue une règle morale dont on peut souhaiter qu’elle soit universalisable», conclut Pierre-Henri Tavoillot.