Cigéo: Dans les sous-sols de Bure, le futur cimetière nucléaire français
REPORTAGE•C'est à Bure dans la Meuse, que la France veut enterrer ses déchets radioactifs les plus dangereux. «20 Minutes» est descendu visiter le laboratoire «Cigéo» à 500 mètres sous terre...Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- Le site, s’il voit le jour, pourrait accueillir 75.000 m³ de déchets MA-VL et 10.000 m³ de déchets HA-VL, soit les déchets radioactifs français les plus dangereux.
- Un laboratoire d’1,7 kilomètre de galeries a d’ores et déjà été construit pour étudier la faisabilité du projet.
- L’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) prévoit de déposer une demande d’autorisation de construction mi-2019.
- Enfouir ces déchets 500 mètres sous terre n’est pas sans poser de questions, ni de farouches oppositions. Bure a tout aujourd’hui d’un nouveau Notre-Dame-des-Landes.
EDIT : La gendarmerie nationale a débuté ce jeudi une opération d’évacuation du bois Lejuc, épicentre de la lutte contre le projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure (Meuse). « Sous l’autorité de la préfète de la Meuse, une opération menée par la gendarmerie a débuté ce matin à 6H15 », a écrit sur son compte Twitter le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb. Ses services mettent ainsi à exécution une décision d’expulsion prise en avril par le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc, saisi en référé par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). A cette occasion, nous vous proposons de retrouver ce reportage à Bure publié en novembre dernier. C’est ici que la France veut enterrer ses déchets radioactifs les plus dangereux.
De notre envoyé spécial à Bure (Meuse),
« Êtes-vous claustrophobe ? », vous demandera-t-on avant toute chose. La question n’est pas vaine. On ne plonge pas à 500 mètres sous terre sans prendre au préalable quelques précautions, ni sans d’ailleurs vous alourdir d’une ceinture de laquelle pendent un masque à oxygène et un téléphone destiné autant à communiquer avec l’extérieur qu’à vous géolocaliser en permanence.
Ensuite, la descente en ascenseur dure cinq minutes au bout desquelles vous attend une première galerie. Longue, parsemée de câbles, de tuyaux en tout genre et de néons blancs. On pourrait facilement se croire dans une base secrète militaire. Pas du tout. Bienvenue à Cigeo, le Centre industriel de stockage géologique, à Bure (Meuse).
Le cimetière nucléaire français
C’est ici, sous une épaisse couche d’argile, que la France, via l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) souhaite enterrer à terme ses déchets radioactifs les plus dangereux. Les MA-VL et HA-VL. Ils proviennent quasi exclusivement du traitement des combustibles utilisés dans les centrales nucléaires. MA (moyenne activité) et HA (haute activité) renvoient à leur degré de radioactivité. Une exposition de quelques minutes aux déchets HA suffit à être fatale. VL, c’est pour vie longue, la radioactivité de ces déchets se mesurant sur une échelle de plusieurs centaines de milliers d’années.
Enfouir ces déchets 500 mètres sous terre n’est pas sans poser de questions, ni de farouches oppositions. L’impact d’une pierre sur une vitre de la cantine de l’Andra, vestige d’une manifestation musclée d’opposants au projet, cet été, est là pour le rappeler. Tout comme les autocollants « Stop Bure » qu’on aperçoit ici et là, dans les villages alentour, au fur à mesure que l’on s’approche du but. Ce jeudi, Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique, ne s’est pas montré non plus franchement convaincu, estimant que Cigéo n’était « pas une solution entièrement satisfaisante » même si la « moins mauvaise ».
« Tout mettre à la poubelle ne changera rien »
Sous pression l’Andra… Mathieu Saint Louis, porte-parole de l’agence, prend un air désolé. « Cigeo n’est pas nouveau, il est à l’étude depuis 1991 et a fait l’objet de trois lois, commence-t-il en ouvrant la voie dans les galeries. On peut s’opposer au projet, tout mettre à la poubelle, cela ne changera rien. Les déchets radioactifs seront toujours là ».
De fait, l’Andra prévoit de stocker à Bure 75.000 m³ de déchets MA-VL et pour 10.000 m³ de déchets HA-VL. « 60 % des premiers et 30 % des seconds existent déjà », précise Mathieu Saint-Louis. Ils sont pour l’instant entreposés à l’usine de retraitement d’Areva à La Hague (Manche) ou sur les sites du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Marcoule (Gard) et Cadarache (Bouche-du-Rhône).
Des entrepôts en surface, que les associations antinucléaires jugent régulièrement peu sûrs, notamment face à un acte terroriste. Et puis ce sont des bâtiments faits de béton et de métaux. Ils subiront l’usure du temps. Le projet Cigeo, lui, se veut une solution définitive au stockage des déchets radioactifs. Ils arriveront à Bure par train avant d’être acheminés jusqu’aux galeries par un funiculaire le long d’une pente douce de 4,2 km. Là, les Ha-VL, conditionnés en colis vitrifiés, seront glissés en file indienne dans des alvéoles. Les MA-VL, moins dangereux, seront entreposés dans les galeries.
La couche d’argile comme coffre-fort
L’Andra n’a pas la prétention de dire que ces installations pourront résister ad vitam aeternam. « Mais si avec le temps, des éléments radioactifs finiront par s’échapper, ils se retrouveront alors emprisonnés sous la couche d’argile dans laquelle ils auront beaucoup de mal à se déplacer, explique Matthieu Saint-Louis. L’eau y circule très lentement et si la roche est parsemée de trous, ils ne sont pas connectés les uns aux autres. »
C’est là tout le pari de l’Andra : coincer ces déchets 500 mètres sous terre suffisamment de millénaires pour qu’ils y perdent l’essentiel de leur radioactivité. A Bure, une fois les 85.000 m³ de déchets déposés, soit possiblement vers 2145, l’idée serait alors de sceller définitivement le site d’enfouissement et de signaler la dangerosité des lieux par des signes compréhensibles des générations futures. « Voir même de taire à jamais l’endroit, souffle Matthieu Saint-Louis. C’est l’option que choisiront a priori les Finlandais [bien partis pour ouvrir les premiers un cente de stockage profond de déchets radioactifs]. »
Juste un laboratoire pour l’instant
En France, le débat n’est pas encore tranché. Pour tout dire, on n’est pas encore arrivé à cette question. Les installations déjà creusées à Bure ne sont d’ailleurs « que » le laboratoire de Cigéo destinées à tester la robustesse et la viabilité du projet. Il y en a déjà pour 1,7 kilomètre de galeries que Jacqueline, le tunnelier, s’attelle à agrandir patiemment. « Nous manquons de place pour accueillir les nouvelles expériences », raconte Matthieu Saint-Louis avant de préciser que « tout ici est rempli de capteurs. Il y a 10.000 points de mesure en continue dans le labo. » On y teste tout : les propriétés de la roche, l’étanchéité des noyaux de scellement, ces « bouchons » qui fermeront les galeries de déchets MA-VL, les capteurs qui permettront de contrôler la chaleur dans les galeries…
L’Andra a encore du travail. L’Autorité de la sûreté nucléaire (ASN) doit remettre à la fin du mois son avis définitif au sujet du projet Cigéo. On en connaît déjà les grandes lignes dévoilées en août dernier. « Le projet a atteint globalement une maturité technologique suffisante, juge le gendarme français du nucléaire, avant d’émettre tout de même quatre réserves dont la principale concerne la gestion des colis bitumineux, remplis de bitume selon une vieille technique d’enrobage. Or, la matière produit de l’hydrogène hautement inflammable.
« Une réversibilité juste de façade »
L’Andra se donne jusqu’à mi-2019 pour améliorer sa copie et déposer une demande d’autorisation de création du site d’enfouissement. Les travaux pourraient commencer en 2021 pour une ouverture en phase pilote du centre en 2025 et un accueil des premiers déchets vers 2030. Voilà pour les plans de l’Andra.
Les anti-Cigéo en ont bien sûr d’autres en tête. « L’urgence, estime Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire, est déjà d’acter la sortie du nucléaire. Autrement dit d’arrêter de produire de nouveaux déchets nucléaires qu’on sait ingérables. Ensuite, la France pourra aborder sereinement la gestion de ses déchets radioactifs existants. »
Car les « anti » ont encore de nombreux doutes sur la solution du stockage profond. « A commencer par la robustesse réelle d’une couche d’argile qu’on aura creusée de toute part pour y amener les déchets », note Charlotte Mijeon. « On ne cesse de dire que Cigéo est un projet réversible, tique pour sa part Yannick Rousselet, chargé de campagne nucléaire à Greenpeace. C’est-à-dire laissant la possibilité aux générations futures de faire d’autres choix et d’aller facilement rechercher les colis de déchets radioactifs si besoin. Mais cette réversibilité n’est que de façade. Car une fois à 500 mètres de fond, comment irons-nous les chercher ? »
Greenpeace prône alors bien plus la solution du stockage subsurface, dans des installations bunkerisées. « Elle permettrait un meilleur contrôle des déchets radioactifs mais aussi de les déplacer plus aisément si les progrès scientifiques permettaient un jour d’envisager une meilleure alternative », pointe Yannick Rousselet.