A Verdun, la forêt est la gardienne de la mémoire
COMMEMORATIONS•Sur l’ancien champ de bataille, pins, épicéas et hêtres conservent des secrets centenaires…Audrey Chauvet
De notre envoyée spéciale à Verdun (Meuse)
Lorsque les militaires s’entraînent sur le champ de tir au pied du fort de Douaumont, il suffit de fermer les yeux pour s’y croire. Le 21 février 1916, un million d’obus s’abattaient en l’espace de 10 heures sur les troupes françaises. La bataille de Verdun, commémorée officiellement ce 29 mai, durera dix mois et fera 300.000 morts, allemands et français, sans qu’aucun belligérant ne gagne de terrain. Cent ans après, les terrains ravagés par la guerre ont laissé la place à une forêt où il suffit de se baisser pour ramasser boutons de vestes, boîtes de sardines ou billes de plomb datant de la Grande guerre.
Encriers, vaisselle, semelles…
« On retrouve les encriers qui servaient aux soldats pour écrire des lettres, des baïonnettes, de la vaisselle allemande à l’effigie du Kayser. J’ai même retrouvé une bouteille de Ricqlès pleine » : depuis vingt ans qu’il travaille dans la forêt de Verdun, Guillaume Rouard aurait pu créer un musée de la Première guerre mondiale. Technicien à l’Office national des forêts (ONF), il est devenu spécialiste de la bataille de Verdun au fil de ses découvertes : « On ne sait jamais sur quoi on va tomber. On trouve des sapes, des abris dans lesquels se mettaient les soldats, où restent les poêles et les lits. Il n’est pas rare qu’on se perce les bottes avec des queues de cochon [piquets en fer qui servaient à l’installation de barbelés] ou des étoiles de cavalerie. »
Ces souvenirs de la bataille jonchent les 10.000 hectares de la forêt de Verdun. Le déluge de métal qui s’est abattu sur les soldats a laissé des éclats dans les sols, qui remontent à la surface au gré des intempéries, mais aussi des corps humains : « Lors de mon premier jour de travail, j’ai trouvé un ossement », se souvient Guillaume Rouard. Cent ans après, 100.000 hommes reposent encore sous les arbres : « On vit au milieu des fantômes », confie l’agent de l’ONF. « Les corps ont tous été ensevelis dans des trous d’obus, des fosses communes ou des caves. Aujourd’hui, beaucoup remontent à la surface », explique Stéphanie Jacquemot, archéologue à la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) de Lorraine.
Forêt sensible
Ces ossements, récupérés et identifiés par la gendarmerie, permettent aux familles de retrouver leurs aïeux disparus pendant la guerre. Tout comme les plaques des soldats qui affleurent au milieu des herbes : « Nous avons un gros problème avec les fouilleurs qui viennent avec des détecteurs de métaux : voler les plaques des soldats, c’est perdre la mémoire de cette bataille », déplore Guillaume Rouard, qui rappelle que l’usage de « poêles à frire » est strictement interdit dans la forêt domaniale et que la manipulation d’obus non explosés reste très dangereuse car « ils ne commencent que maintenant à être poreux ». Pour les agents de l’ONF, chargés d’entretenir la forêt, la présence de munitions oblige à tout faire à la main : « On ne peut rien mécaniser. Même le débardage des arbres exploités pour le bois se fait à cheval », précise Guillaume Rouard.
Des arbres en dette de guerre
La forêt, imaginée dès 1917 pour remplacer la « zone rouge » dévastée du champ de bataille, a été en grande partie plantée de pins d’Autriche et d’épicéas dont les graines étaient des dédommagements de guerre dûs par l’Allemagne et l’Autriche à la France. Aujourd’hui, les épicéas peu adaptés aux conditions locales sont peu à peu remplacés par des hêtres. Mais le travail de l’ONF est compliqué par l’omniprésence d’abris, cachettes, boyaux de communication et tranchées. Une nouvelle technologie, baptisée LIDAR, devrait permettre de régler ces conflits entre entretien forestier et préservation des vestiges : « Cela consiste à faire un scanner depuis un avion qui donne une image au décimètre près du relief du sol », détaille Stéphanie Jacquemot. « On peut ainsi intégrer l’inventaire archéologique dans le plan d’aménagement forestier de l’ONF », complète Rémi Machado, doctorant en géographie qui travaille sur LIDAR.
L’ONF lance, à l’occasion du centenaire de la bataille, une souscription pour la mise en valeur du site de cette « forêt d’exception » qui recèle encore de nombreux trésors inconnus du grand public, comme cette inscription, cachée au fin fond d’un abri, portant la date du 7 juin 1916. On y trouve aussi des raretés en chair et en pétales : des « sonneurs à ventre jaune », une espèce de crapaud en danger de disparition qui a élu domicile dans les trous d’obus, des milliers de chauve-souris qui ont trouvé refuge dans les anciens abris bétonnés des soldats, une vingtaine d’espèces d’orchidées… « La nature est assez puissante, commente Hubert Loye, directeur de l’agence de l’ONF de Verdun. Dès le printemps 1918, des coquelicots jonchaient le sol du champ de bataille. Puis on a donné à la forêt la mission de remettre en état ce sol complètement bouleversé. » Cent ans après, la forêt de Verdun a redonné vie à une terre dévastée par la guerre tout en préservant la mémoire des hommes qui hantent encore les lieux.