Lutte contre Daesh: Comment les bombardements turcs redistribuent les cartes
TERRORISME•La Turquie intervient à la fois contre Daesh en Syrie et le PKK en Irak...N.Beu.
Et si nous étions en train d’assister à un tournant dans la lutte contre Daesh ? Longtemps accusée de complaisance vis-à-vis des organisations terroristes opérant en Syrie, pays frontalier, et en Irak, la Turquie a fini par choisir ces derniers jours l’affrontement direct avec les djihadistes. Un véritable revirement stratégique qui pourrait avoir son importance dans la lutte contre les terroristes du groupe Etat islamique (EI). Mais à quel prix ?
Des attaques suspectes
Espérée depuis des mois, la nouvelle est tombée lundi, quelques heures après des raids aériens menés par la Turquie contre les positions de Daesh en Syrie : Washington et Ankara ont décidé de muscler leur coopération militaire pour éradiquer l’organisation Etat islamique du nord de la Syrie. Avec un objectif clair : « établir une zone débarrassée de l’EI et améliorer la sécurité et la stabilité le long de la frontière entre la Turquie et la Syrie », selon les mots d’un responsable militaire américain.
Bref, une grande victoire pour les Occidentaux, si n’étaient deux événements. D’abord, les raids aériens menés en Irak contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), que le Président Erdogan a de nouveau qualifié de « terroriste ». Puis, les tirs qui ont visé deux villages kurdes du nord de la Syrie, attribués par des milices et par une ONG à des chars turcs. Une attaque aussitôt démentie par Ankara, mais qui a jeté la suspicion sur les motivations du gouvernement islamo-conservateur. Son engagement contre Daesh ne servirait-il pas au final à mener bataille contre les Kurdes ?
Une pierre, deux coups ?
Interrogé par l’AFP, le chercheur de l’université d’Etat du Missouri (Etats-Unis) David Romano assure que la priorité turque ne fait aucun doute : les rebelles kurdes d’abord, les djihadistes ensuite. « Ankara fait d’une pierre deux coups », estime ce spécialiste du mouvement kurde. Et si le PKK irakien est depuis longtemps dans le viseur de la Turquie, la progression des milices kurdes dans le nord de la Syrie inquiète également Ankara, qui souhaite éviter à tout prix la constitution d’une région autonome kurde à sa frontière.
Pour Jean Marcou, directeur des relations internationales à l’Institut d’études politiques de Grenoble, il faut toutefois distinguer les deux terrains. S’il estime que « les frappes contre le PKK en Irak signifient que la Turquie ne souhaite pas que la lutte contre Daesh profite aux Kurdes », il se dit plus circonspect sur les attaques en Syrie. « Je ne crois pas que la Turquie cible les Kurdes en Syrie car stratégiquement, cela semble étrange, explique-t-il. Les tirs de lundi ressemblent davantage à un coup de semonce, à une mise en garde, ou tout simplement à une erreur. »
Les rebelles modérés privilégiés ?
La stratégie turque pourrait aussi tout simplement consister à isoler les Kurdes. En autorisant l’armée américaine à utiliser la base d’Incirlik, les Turcs feraient ainsi le pari d’un « donnant-donnant » qui verrait Washington s’éloigner des Kurdes de Syrie, décrypte David Romano. Malgré quelques déclarations gênées aux Etats-Unis et surtout en Europe, les bombardements des positions kurdes en Irak n’ont d’ailleurs pas suscité de sévère réprobation de la part des Occidentaux.
La Turquie pourrait miser sur une autre alliance. Pour parvenir à son objectif immuable de faire tomber Bachar al-Assad, elle s’est en effet engagée à apporter son soutien aux « partenaires au sol » des Etats-Unis, à savoir les troupes de l’opposition syrienne modérée. « La Turquie pourrait par exemple entraîner ces rebelles, qui sont opposés comme elle à Bachar », explique Jean Marcou. A terme, ces rebelles qui composent l’Armée syrienne libre « pourraient ainsi s’installer dans la zone tampon, nettoyée de la présence de Daesh et protégée par les Américains et les Turcs », ajoute Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po.
En tout état de cause, ces prochaines semaines, l’intervention turque pourrait bien redistribuer les cartes et mettre à mal les engagements des uns et des autres. S’il était déjà « difficile de mener une politique cohérente » dans la région, selon Bayram Balci, la nouvelle donne diplomatique ne devrait pas arranger la chose. Au grand dam des alliés d’hier.