Ukraine/Russie: «Les Etats-Unis et l’Europe font semblant de ne pas voir la menace»
DIPLOMATIE•Dominique Colas, professeur à Sciences Po, décrypte l’intervention russe en Ukraine...Propos recueillis par Nicolas Beunaiche
Les lignes continuent de bouger en Ukraine. Grâce au renfort d’un millier de soldats russes, les séparatistes ont de nouveau repris du terrain dans l’est du pays, où les forces loyalistes sont désormais encerclées dans la ville d’Illovaïsk. Vladimir Poutine semble ainsi avoir repris les commandes et multiplie depuis les provocations: proposition de couloir humanitaire pour évacuer les soldats ukrainiens encerclés, appel au cessez-le-feu, dénonciation des prélèvements de gaz européen en Ukraine… Dominique Colas, professeur à Sciences Po et spécialiste de la Russie, décrypte la situation.
Les Occidentaux ont évoqué une «incursion» russe. Pour être plus clair, peut-on parler d'intervention militaire?
Il y a clairement une volonté d’euphémisation de la part des Occidentaux. Si la France envoyait 1.000 soldats en Allemagne, parlerait-on d’incursion? Peut-être veut-on signifier que les soldats russes vont en repartir… Mais c’est aussi une façon d’éviter de tirer les conséquences d’une intervention russe qui est beaucoup plus grave que celle de 1968, en Tchécoslovaquie. A l’époque, les deux Etats étaient liés par le Pacte de Varsovie. Cette fois, rien ne lie l’Ukraine à la Russie. Cette intervention est une violation flagrante et délibérée du droit international organisée par Vladimir Poutine. Le président russe a laissé passer du temps après le crash de l’avion dans l’Est, puis a profité du manque de résolution de Barack Obama.
Dans le même temps, Poutine appelle de ses vœux un couloir humanitaire pour évacuer des soldats ukrainiens…
C’est de la provocation. Poutine a une vraie capacité à manipuler, à utiliser un double langage. En souhaitant la mise en place d’un couloir humanitaire, il permet à ceux qui ne veulent pas sanctionner la Russie de s’aligner et de dire: «Regardez, Poutine défend les droits de l’homme.»
Quels objectifs militaires et politiques poursuit le président russe?
Il s’est fixé un but nationaliste qui ne date pas d’hier. C’est une constance de sa politique, un objectif qu’il partage avec les élites politiques russes: tous les Russes doivent vivre dans une grande Russie. Il cherche à déstabiliser l’Est de l’Ukraine pour que les autorités centrales soient obligées de reconnaître les droits de ses habitants à choisir entre Moscou et Kiev. Le nouvel appel au cessez-le-feu de Poutine ne change rien à tout cela. Son projet mettra des semaines, des mois, voire des années à se réaliser mais il n’y renoncera pas. Le rattachement serait pour lui l’accomplissement d’un Etat qui montre sa force, sa volonté d’être une grande puissance. Il n’y est pas arrivé économiquement, il veut le faire politiquement.
Face à lui, les Etats-Unis ont réaffirmé qu’ils n’interviendraient pas militairement…
Les Américains et les Européens font semblant de ne pas voir la menace, notamment car la conjoncture internationale est difficile. Les Etats-Unis, en particulier, ont des intérêts à défendre dans le dossier du nucléaire iranien, dans lequel ils redoutent que la Russie bloque les négociations, et font face à l’Etat islamique en Irak et en Syrie.
Les menaces qui pèsent sur le gaz à destination de l’Europe sont-elles à prendre au sérieux?
Poutine veut faire pression sur l’Europe et surtout sur l’Allemagne. Il faut prendre les annonces du ministre de l’Energie russe de manière prudente car la Russie a recours à la menace économique régulièrement. Maintenant, il se trouve que les gazoducs en Ukraine forment un réseau extrêmement compliqué. On ne sait pas vraiment à qui ils appartiennent et sont à l’origine d’une corruption endémique dans le pays. On ne peut pas exclure que des prélèvements illégaux aient lieu en Ukraine, comme l’affirme la Russie. La situation est tellement confuse qu’elle peut les faciliter.