«Anonymous c’est devenu un peu le Che Guevara des jeunes»
INTERVIEW•Frédéric Bardeau, entrepreneur du Web et co-auteur avec Nicolas Danet d’«Anonymous, peuvent-ils changer le monde?» (Ed. FYP), décrypte la nouvelle campagne menée par les célèbres pirates informatiques dans une affaire de viol aux Etats-Unis...Propos recueillis par Faustine Vincent
Comment expliquez-vous que les Anonymous s’intéressent au cas d’une agression sexuelle en 2012 sur une adolescente dans une petite ville du Missouri?
Il s’agit certainement d’une initiative locale au départ. Des gens qui se présentent comme Anonymous -une étiquette que chacun peut revendiquer- réagissent de façon assez épidermique. Ils peuvent être issus de l’entourage de la jeune fille, vivre dans la région ou avoir été touchés par cette histoire. On est loin d’un mouvement mondial comme Wikileaks. Pour un fait divers local, c’est d’abord la communauté locale qui fait monter la mayonnaise. Cette affaire traduit bien le caractère informel et décentralisé du mouvement, transnational et global mais rattaché localement.
Leur communiqué s’interroge notamment sur «le lien, s’il y en a un, entre le procureur et Rex Barnett», l’ancien représentant de l’Etat du Missouri et grand-père de l’accusé, libéré après l’abandon des charges contre lui…
Cela trahit un côté un peu adolescent, dans le genre «c’est trop injuste, ces salauds de politiciens…». C’est représentatif de l’évolution sociologique du mouvement des Anonymous. Avant, c’était un truc de hackers, de geeks, de professionnels de l’informatique. Puis ça s’est démocratisé avec Wikileaks en 2010-2011 et la fermeture de Megaupload début 2012. A ce moment-là, Anonymous s’est fait connaître auprès d’un nouveau public, et a beaucoup rajeuni. Aujourd’hui, c’est un peu devenu le Che Guevara des jeunes quand on est un ado révolté, sans qu’il y ait forcément le background politique ou juridique.
Dans le cas de cette agression sexuelle au Missouri, s’agit-il de se substituer à la justice?
Ils ne se substituent pas vraiment à elle -ils n’appellent pas à lyncher le coupable, par exemple. Ils ne veulent pas faire justice mais réclament une enquête. Leur message peut paraître contradictoire: d’un côté ils disent qu’ils n’ont pas confiance en la justice, qu’ils sont en dehors du système, et de l’autre ils réclament qu’elle intervienne. Ils hésitent entre le côté citoyen et le côté activiste un peu occulte.
Leur campagne suscite un début de lynchage en ligne des habitants de la ville, dont les Anonymous se demandent dans leur communiqué «comment ils parviennent à dormir» avec cette histoire. Qu’en pensez-vous?
C’est un débordement typique de mouvement de population, comme les gens qui allaient pendre jadis haut et court ceux qui étaient soupçonnés d’avoir mal agi. Et comme là on est dans un registre anonyme, c’est libérateur. C’est l’aspect paradoxal des Anonymous et cela touche à la démocratie: on peut la mettre en cause, mais à condition de le faire à visage découvert, ce qui n’est pas le cas avec ce mouvement. En même temps, les Anonymous estiment que leur anonymat est légitime parce qu’ils ont face à eux des pouvoirs anonymes : la corruption, la finance, la NSA… C’est une réponse invisible à un processus invisible. Ce que je peux également comprendre.