La crise du lait va-t-elle faire craquer les «frigos» de l'Europe?
AGROALIMENTAIRE•Partout en Europe, l’UE paie de gigantesques entrepôts pour stocker les denrées qui ne se vendent pas. En ce moment, ces « frigos » débordent de produits laitiers…Céline Boff
Chaque année, l’Europe achète, avec l’argent des contribuables, des milliers de tonnes de nourritures aux professionnels de l’agroalimentaire pour les stocker dans des entrepôts, réfrigérés ou non, communément appelés « frigos ». Elle le fait depuis sa création. Depuis le lancement, en 1962, de la PAC, la Politique agricole commune.
Il n’y a rien d’étonnant dans cette démarche : depuis la nuit des temps, les hommes stockent des denrées. A l’origine pour assurer leur survie en cas de mauvaises récoltes – l’entreposage s’effectuait souvent au niveau du village. Puis les hommes ont continué de stocker, généralement au niveau des Etats, dans le but de maîtriser, non plus les quantités, mais les prix des produits agricoles.
Des entrepôts loués au privé
Blé, orge, maïs, sucre ou encore bœuf… En Europe, les produits entreposés varient selon les années. Crise du lait oblige, en ce moment, c’est ce liquide qui est stocké en masse. Mais pas en l’état : « Le lait est transformé en beurre – qui sera conservé congelé dans de gigantesques congélateurs – et en poudre qui se stocke à l’ambiance, dans des sacs conçus pour garantir sa stabilité », détaille Dominique Chargé, président de la Fédération nationale des coopératives laitières (FNCL). Et actuellement, les entrepôts débordent : le 15 mai dernier, l’UE stockait quelque 230.614 tonnes de poudre de lait et 80.210 tonnes de beurre.
Dans les faits, l’Europe propose deux formules aux professionnels : soit elle leur achète leurs produits – on parle alors de stockage public – soit elle les paye pour qu’ils stockent eux-mêmes leurs denrées – c’est le stockage privé. Dans le premier cas, l’UE devient propriétaire des stocks et hérite donc de la responsabilité de les vendre au moment qu’elle jugera le plus opportun. Dans le second cas, elle fixe la durée du stockage et il appartient aux opérateurs privés de trouver ensuite des acheteurs. Dans les deux cas, les produits sont stockés dans des entrepôts loués au privé par la Commission européenne. Et l’objectif reste le même : retirer des tonnes de lait du marché pour (tenter de) faire remonter les prix.
Bien sûr, ce stockage coûte cher. Très cher. Combien précisément ? La Commission européenne n’a pas souhaité nous le dire. Seule certitude : pour limiter les frais, elle fixe des prix extrêmement bas. Par exemple, pour le stockage public, elle achète à 1.690 euros la tonne de poudre de lait et à 2.270 euros la tonne de beurre. « Ce qui revient à payer le producteur environ 200 euros pour 1.000 litres de lait. Or personne ne peut vivre en dessous de 300 euros les 1.000 litres », étaye Dominique Chargé.
Personne ne devrait donc vendre sa production à la Commission européenne. Et longtemps, personne ou presque ne l’a fait. Mais cette année, la situation est si catastrophique que ces ventes explosent. Il y a un mois, la Commission européenne a même été contrainte de doubler le niveau des plafonds pour le stockage public : elle accepte désormais d’acheter jusqu’à 218.00 tonnes de poudre de lait pour l’année 2016, contre les 109.000 réglementaires… Et ça risque de ne pas suffire : à mi-mai, elle se retrouvait déjà avec 209.556 tonnes de poudre de lait sur les bras, dont 35.605 tonnes vendues par les seuls professionnels français.
Pourquoi un tel raz-de-marée ? D’abord parce que la demande mondiale recule, notamment à cause de l’embargo russe et de la volonté de la Chine de limiter ses importations de poudre de lait. Mais surtout parce que les Européens produisent trop. Et de plus en plus. Depuis la fin des quotas laitiers, survenue en avril 2015, aucune limitation n’est fixée. Résultat : en 2015, les Danois ont augmenté leur production de lait de 8 %, les Néerlandais, de 12 %, et les Irlandais, de 20 %.
Le marché est noyé. Les prix s’effondrent. Obligeant les producteurs à produire encore plus. Ce qui fait encore baisser les prix. C’est le cercle vicieux. Dans ce contexte, plutôt que d’augmenter leur production, les Français ont opté pour une autre stratégie : ils ont transformé les volumes qui ne se vendaient plus en fromages de longue conservation de type raclette, cheddar ou encore gouda, qu’ils ont stockés dans l’attente d’une remontée des prix… Mais celle-ci n’est jamais venue.
« Le système est complètement perverti »
« Les industriels laitiers avaient misé sur une crise courte, mais c’est une crise longue qui s’est installée et tous ces stocks pèsent maintenant sur leur situation financière », avance Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne. Et les contraint donc à vendre les nouvelles productions à prix cassés à la Commission européenne. Pour Laurent Pinatel, « le stockage public permet de régler des situations de crise, mais s’il n’est pas associé à une limitation des volumes, il ne sert à rien. Certains pays en viennent même à produire pour vendre à la Commission européenne ! Le système est complètement perverti ».
Sauf que la régulation, la Commission européenne ne veut plus en entendre parler. Si l’Europe s’est construit pendant des décennies avec des quotas, elle mise désormais sur le libéralisme : « Phil Hogan, le commissaire européen à l’Agriculture, sait qu’il y a trop de lait sur le marché. Mais il pense que le marché doit se réguler par lui-même », analyse Laurent Pinatel.
Autrement dit, par la disparition des plus faibles, des plus « petits » producteurs. « Le problème, c’est qu’avec eux, ce sont des régions agricoles entières qui disparaissent au profit de quelques territoires où la production est sur-industrialisée. Les agriculteurs européens sont mis en concurrence les uns avec les autres, mais quel espace économique et social sommes-nous en train de mettre en place ? », se désole Laurent Pinatel. Dans cette compétition, la France ne cesse de perdre du terrain. En dix ans, le nombre d’exploitations laitières y est passé de 100.000 à 66.000.
La filière européenne réunie ce 25 mai
Petite lueur d’espoir toutefois : sous la pression du ministre français Stéphane le Foll, la Commission européenne a accepté d’activer l’article 222. En clair, si les professionnels européens parviennent à s’entendre entre eux, ils peuvent décider de réduire volontairement leur production, mais seulement pendant six mois. Le feront-ils ? La filière a été conviée ce 25 mai par la commission Agriculture du Parlement européen pour en discuter.
Les professionnels français se sont (de nouveau) déclarés prêts à stabiliser leur production pour faire remonter les prix, mais à une condition : que tous les pays européens fassent de même. Dans le cas contraire, ils redoutent que leurs concurrents en profitent pour essayer de leur prendre leurs parts de marché.
C’est d’ailleurs pour éviter cette concurrence sauvage et pour garantir un développement harmonieux que l’Europe avait historiquement mis sur pied des outils de régulation comme les quotas. Et qu’elle avait mis en place ses « frigos ». Aujourd’hui, il reste les frigos, mais sans régulation, ils ne risquent pas de se vider avant très longtemps.