INTERVIEW«Pour lutter contre la criminalité organisée, nous formons des experts en enquêtes financières»

«Pour lutter contre la criminalité organisée, nous formons des experts en enquêtes financières»

INTERVIEWChantal Cutajar a créé le Ceifac pour apprendre aux policiers et aux juges à mieux suivre la piste de l'argent...
Céline Boff

Propos recueillis par Céline Boff

A qui profite le crime? Une trentaine de policiers et de magistrats européens se forment actuellement à Strasbourg aux enquêtes financières pour mieux lutter contre la criminalité organisée. Cette formation, qui se terminera en mars 2015, est dispensée par le Ceifac, le Collège européen des investigations financières et de l'analyse financière criminelle. Rencontre avec sa directrice, le professeur de droit Chantal Cutajar.

A quoi sert le Ceifac?

Rattachés à l’Université de Strasbourg, nous formons les forces de l’ordre et les autorités judiciaires des Etats membres de l’Union européenne aux enquêtes financières. Nous effectuons également auprès de la Commission européenne des recommandations afin de systématiser ce type d’investigations.

Mais n’est-ce pas déjà le cas?

Les enquêtes financières qui sont conduites actuellement servent le plus souvent à identifier les biens des délinquants afin de les saisir. C’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait également mener des enquêtes sur les flux financiers afin d’identifier les réseaux sophistiqués qui se cachent la plupart du temps derrière les trafics. L’opération Virus en est une belle illustration.

Pouvez-vous nous rappeler cette affaire?

En 2012, les enquêteurs mettent au jour un réseau d’importation de cannabis entre le Maroc et la France. Ils auraient pu se contenter d’appréhender les responsables de ce réseau, certains gros dealers et saisir leurs biens. Mais ils décident de se pencher sur les flux financiers liés à ce trafic, ce qui leur permet de découvrir un vaste réseau de blanchiment. Concrètement, une partie de l’argent accumulé par les dealers était remis à des notables de Paris -des architectes, des médecins ou encore des avocats. Ces derniers récupéraient ce cash dans des sacs plastiques sur le parking d’un supermarché et le transféraient sur des comptes –non déclarés- qu’ils détenaient en Suisse.

Avons-nous une estimation du «chiffre d’affaires» que la criminalité organisée réalise en Europe?

Non et c’est un véritable problème. L’Europe ne se dote pas des outils qui lui permettraient d’appréhender réellement ces réseaux. Ce que nous savons, c’est qu’ils sont très étendus et que leur richesse leur permet d’infiltrer l’économie réelle, en prenant des participations dans des entreprises licites. Leurs moyens leur permettent aussi d’acheter des décisions publiques, par exemple lors d’appels d’offres. Parfois, ils financent également le terrorisme.

En quoi consiste la formation que vous délivrez?

Nous formons actuellement 29 experts, qui peuvent être policiers, gendarmes, magistrats ou encore douaniers, en provenance des 28 Etats membres et de l’Islande. Ces personnes savent déjà mener des enquêtes financières, mais nous leur enseignons les dernières techniques de collecte et d’analyse des informations financières, nous les faisons travailler sur des cas concrets et nous les incitons à échanger leurs bonnes pratiques. Cette formation unique en Europe est financée à 90% par l’Union européenne.

L’enquête financière devient donc une priorité pour l’UE?

Malheureusement, certains Etats manquent de volonté politique. Pour démanteler les réseaux de criminalité organisée, nous devons mettre au jour les techniques d’optimisation fiscale auxquelles ils recourent. Or, ces techniques sont les mêmes que celles utilisées par des particuliers et des grandes entreprises, qui s’en servent souvent pour faire de la fraude fiscale. Les pays qui se sont «spécialisés» dans ces outils d’optimisation ne voient donc pas d’un bon œil la généralisation des investigations financières.