Désorientations moyen-orientales
BD Un prétendant sérieux au prochain festival d'AngoulèmeOlivier Mimran
Véritable phénomène de l'édition indépendante made in USA, Craig Thompson n'en finit plus de séduire de tous les côtés de l'Atlantique. Ce fut le cas avec Adieu, Chunky Rice (Casterman, 1999). Ce fut ensuite le cultissime Blankets (Casterman, 2003) qui remporta deux Eisner Awards (meilleur dessin et meilleur scénario), les Oscars de la BD américaine. Blankets était un récit fleuve, touchant et autobiographique sur l'adolescence de Thomson, dans une famille stricte et religieuse du Wisconsin. Cultissime, c'est aussi ce qui semble attendre le poignant Habibi (Casterman), récit oriental façon Mille et Une Nuits où les personnages voguent, sur près de 700 pages, toutes en noir et blanc, de l'immensité du désert au confinement des harems.
Un conte sensuel
tissé de légendes éternelles
On y suit, hors du temps, la tortueuse destinée de Dodola, vendue à un scribe alors qu'elle n'a que 9 ans. Son mari, peu de temps après l'avoir initiée à la lecture, meurt assassiné par des brigands. La jeune veuve s'enfuit en emportant Zam, un bébé noir abandonné, et tous deux s'installent dans un bateau mystérieusement échoué… en plein désert ! Pour assurer leur subsistance, Dodola vend son corps à des Bédouins. Commencé en 2004, ce pavé à l'atmosphère très onirique – et très sensuelle – fait s'entrechoquer péripéties romanesques, légendes bibliques et citations du Coran. Mais le vernis du conte érudit masque surtout une étude assez complexe du refoulement du désir, la sexualité étant ici assimilée à une souillure : ainsi, en grandissant, Zam ressent un tel trouble à l'égard de sa mère adoptive qu'une fois séparé d'elle, il choisira la castration pour « mieux » la retrouver ! Magnifiquement dessiné, foisonnant de références, Habibi est l'un des albums les plus pénétrants et aboutis de ces dernières années. Et l'un des plus sérieux prétendants au titre de meilleur album du prochain festival d'Angoulême.