CULTUREPourquoi les prix littéraires n’ont rien à envier à la course au Ballon d'Or

Pourquoi les prix littéraires n’ont rien à envier à la course au Ballon d'Or

CULTURELes prix littéraires? Des présélections qui font monter la sauce depuis septembre pour un final en apothéose avec le grand spectacle médiatique du Goncourt, le ballon d'Or des écrivains...
Hédi Keddour, Nathalie Azoulay, Mathias Enard, Tobie Nathan, les quatre finalistes du Goncourt
Hédi Keddour, Nathalie Azoulay, Mathias Enard, Tobie Nathan, les quatre finalistes du Goncourt - JOEL SAGET / AFP
Annabelle Laurent

Annabelle Laurent

On y est, ils ne sont plus que quatre. Hédi Kaddour, Nathalie Azoulay, Mathias Enard, Tobie Nathan. Les jurés du Goncourt l’ont annoncé mardi depuis le musée du Bardo, à Tunis. Les médias se sont fait l’écho de la shortlist, comme ils l’avaient fait plus tôt cet automne, deux fois déjà: le 3 septembre, pour la première sélection de 15 titres, et le 6 octobre pour la deuxième, réduite à huit titres. Deux présélections avant l’annonce des finalistes, c’est la tradition, et une manière de donner matière à débat au monde littéraire pendant deux mois: les rumeurs courent, tel auteur est davantage lu et mis en avant en librairie ou dans la presse parce qu’il est «en lice».

Pourtant, comme pour le Nobel, l’Académie du Goncourt pourrait simplement garder le secret jusqu’au verdict. Mais on préfère faire monter la sauce. Depuis toujours? 20 Minutes s’est penché sur la question.

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Deux mois de rumeurs et pronostics

Les présélections remontent à 1973. Le premier Goncourt est remis en 1903 (à un certain John-Antoine Nau, que l’on salue), soixante-dix ans passent donc sans cette mise en scène de la course, avec les évincés, les finalistes, les favoris, reprise par les médias. L’idée est d’Hervé Bazin, grand réformateur du Goncourt dans les années 1970 et qui «institue les présélections, non pas pour accroître la compétition, mais pour mettre la lumière sur plus de livres, élargir le champ de la médiatisation», explique Sylvie Ducas, auteure de La littérature à quel(s) prix ? (La Découverte).

Les autres prix, le Renaudot, le Médicis, Le Femina «copient immédiatement» le principe, et les deux mois précédant la remise des prix deviennent ainsi la période que l’on connaît aujourd’hui: du «C’était sûr: Angot est en lice» au «Dingue, Angot est virée de la seconde sélection!» jusqu’au «Quoi? Boualem Sansal qui était ultra-favori n’est pas finaliste!».

Et alors?

C’est le «murmure enfiévré d’une perpétuelle bourse des valeurs» que dénonçait Julien Gracq dans son célèbre pamphlet La littérature à l’estomac, publié en 1949, deux ans avant que les jurés du Goncourt le désignent malgré tout comme lauréat, pour Le Rivage des Syrtes… et qu’il le refuse, en regrettant publiquement que le jury n’ait «pas tenu compte de [son] attitude!» Royal.

La course aux prix, un spectacle digne d’une compétition sportive: et alors? Aujourd’hui peu s’offusquent encore de ce bruit qui entoure les prix littéraires, au contraire. «Cela défraye la chronique, tant mieux!, écrit dans Du côté de chez Drouant Pierre Asssouline, critique littéraire et juré du Goncourt. Plus on en parle, plus cela fait événement, plus cela fait lire».

«Cette rentrée littéraire, c’est 589 romans, il y a un vrai enjeu de sélection et de mise en valeur, renchérit Fabrice Piault, le rédacteur en chef de Livres Hebdo. A une époque où les gens sont très sollicités et où la lecture est en déclin, si le livre veut exister, il a besoin de se mettre en scène. Dans une société de spectacle comme la nôtre, je ne trouve pas que le livre soit excessif dans ce domaine! Regardez les Oscars et les César!»

Des enjeux énormes, et souterrains

Surtout, derrière ce spectacle qui s’achève le 3 novembre par une ruée de journalistes chez Drouant (si bien racontée ici), les enjeux sont énormes. «Un Goncourt peut rapporter plus d’un million d’euros à l’éditeur et l’auteur, souligne Sylvie Ducas. Parce qu’il faut compter les exemplaires tirés du livre, 400.000 en moyenne, mais aussi l’édition poche, les traductions à l’étranger…».

Pour que leur livre en lice soit orné du fameux bandeau rouge, les éditeurs ne se sont jamais privés, et c’est un «tiercé, avec des tas d’enjeux souterrains», décrit Sylvie Ducas, comme ce fut longtemps dénoncé. «Au départ, le Goncourt se passait au café de Paris: ce n’était que quelques quadras, qui décernaient le prix sur un coin de zinc. Mais dès 1920, c’est la foire d’empoigne, et en 1932, quand Céline n’a pas le Goncourt qui lui est "confisqué", c’est la première fois qu’on parle de magouilles». Pour Julien Gracq, décidément pas ami avec les prix littéraires, c’est ensuite «un spectacle turlupinesque: des jockeys de Grand Prix en train de chevaucher des limaces».

Aujourd’hui, «bien sûr, les pressions existent», reconnaissait auprès de 20 Minutes Pierre Assouline, mais la critique à ce sujet est presque absente des médias. Peut-être parce qu’il existe «un sursaut des jurys depuis quelques années, et plus de manifestation d’indépendance», estime Fabrice Piault de Livres Hebdo. «La critique envers les prix littéraires s’est, de manière générale, réduite, constate Sylvie Ducas. On entretient la compétition, comme un sport, et les Français adorent ça. C’est un jeu, une espèce de grande fête littéraire qui n’existe nulle part ailleurs. On a ça dans notre ADN culturel».