Festival de Cannes: C'est quoi le bordel avec les films Netflix?
FESTIVAL•La polémique des films Netflix à Cannes cache en fait un feuilleton plus long et plus complexe sur la sacro-sainte chronologie des médias à la française…V. J.
Après l’annonce de la sélection officielle avec la présence de deux films Netflix en compétition, la levée de boucliers des exploitants sur la possible absence de sortie en salle d’une Palme d’or et enfin la rumeur que les films soient finalement exclus du festival, voici maintenant la mise au point : Okja de Bong Joon-ho et The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach seront bien projetés sur la Croisette cette année. Mais en 2018, tout change. Si Netflix, ou tout autre opérateur, ne s’engage pas à distribuer son film dans les salles françaises, il ne pourra pas le soumettre en compétition à Cannes. Grosso modo.
La chronologie des médias, ce serpent de mer
Si l’affaire intéresse le cinéphile ou le festivalier, elle peut dépasser le spectateur, qui veut juste regarder des films au cinéma ou chez lui. Or, il est tout de même concerné, car la polémique Cannes-Netflix n’est en fait que le nouvel épisode de ce bon vieux feuilleton qu’est la chronologie des médias. La quoi ? En France, un film est le plus souvent d’abord exploité en salle, quatre mois plus tard en DVD et VOD, dans les 10-12 mois sur les chaînes payantes et 22-30 mois sur les gratuites, et enfin après 36 mois en SVOD, c’est-à-dire sur Netflix, Amazon, Canalplay ou FilmoTV - il existe même une quatrième fenêtre, la VOD gratuite après 48 mois.
Cette réglementation n’a pas bougé depuis dix ans, alors même que les habitudes des spectateurs ont évolué et que de nouveaux acteurs ont fait leur apparition. « Tel un serpent de mer, la chronologie des médias refait surface dans l’actualité professionnelle tous les trois-quatre mois avec de nouvelles négociations, explique Frédéric, spécialiste de la question et animateur du podcast Netflixers. Le CNC voulait régler les choses, ou plutôt des choses, avant le festival, en vain. Autant dire que la présence de films originaux Netflix à Cannes est tombé à point nommé. » Pour remettre le feu aux poudres.
Un film qui ne sort pas en salle ne serait pas vraiment un film ?
Car l’annonce de la sélection de Okja et The Meyerowitz Stories s’est accompagnée de celle de leur sortie sur Netflix, le 28 juin pour le premier et à une date ultérieure pour le second. Sans passer par la case cinéma. Impossible pour la Fédération Nationale des Cinémas Français (FNCF), qui, dans un communiqué, « conteste ce choix fait sans concertation » et rappelle que Netflix « contourne depuis des années la réglementation française et les règles fiscales », à la différence de son concurrent Amazon dont par exemple l’oscarisé Manchester by the sea est sorti fin 2016 en salle et sera donc disponible sur Prime Video en 2019. Et à la FNCF d’ajouter : « Et qu’en sera-t-il demain, si des films du Festival de Cannes ne sortaient pas en salles, remettant ainsi en cause leur nature d’œuvre cinématographique ? »
Sauf que comme l’a listé le site Accreds, plusieurs films en compétition à Cannes ne sont jamais sortis en France, une position rappelée également par l’Union des producteurs de cinéma (UPC) : « Force est de constater qu’il est déjà arrivé qu’un film primé dans un festival en France sorte en vidéo à la demande et non en salle, sans que cela suscite une telle réaction. » Comme il le détaille dans un article sur Medium, Frédéric pointe la position conservatrice, voire méprisante, des exploitants de salles : un film qui ne sort pas en salle ne serait pas vraiment un film ?
Des solutions ont été envisagées, en vain
« Les films Netlix ne posaient pas de souci tant qu’ils n’étaient pas éligibles à une récompense, précise-t-il. D’ailleurs, vous noterez que la FNCF se focalise sur les deux films en compétition, mais pas un mot sur l’autre film Netflix sur la Croisette, Bushwick à la Quinzaine des réalisateurs. Le discours a longtemps été de dire que si les films étaient sur Netflix, c’est qu’ils ne trouvaient pas de distributeurs, ou qu’ils étaient mauvais. Un discours difficilement tenable depuis Beats of No Nation de Cary Fukunaga (True Detective), ou aujourd’hui avec Okja et The Meyerowitz Stories, et encore plus demain avec The Irishman de Martin Scorsese. »
Des solutions ont été envisagées par Netflix, a priori levisa temporaire ou les deux montages différents (un pour la salle, un pour la SVOD), et par Cannes, avec l’exclusion pure et simple des films de la sélection. « Une rumeur » selon le festival, qui « a demandé en vain à Netflix d’accepter que ces deux films puissent rencontrer les spectateurs des salles françaises et pas uniquement ses seuls abonnés ». Mais pas question pour le patron de la plate-forme, Reed Hastings, que la France attende trois ans de plus que le reste du monde pour découvrir une de ses productions : « Le système se serre les coudes contre nous. Découvrez Okja sur Netflix le 28 juin, un fantastique film que les salles de cinéma tentent de nous empêcher de montrer à Cannes ».
Une nouvelle règle à partir de 2018
Selon l’animateur de Netflixers, Thierry Frémaux et le festival ne pouvaient pas perdre la face, ou se montrer à la botte de la FNCF, et a donc maintenu les films en sélection, mais ils devraient improviser une nouvelle règle pour l’année prochaine : « Tout est dans le choix des mots : "Un film souhaitant concourir en compétition devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises". Un engagement, pas une obligation. » Le CNC, lui, parle pourtant bien d’obligation : « Dès 2018, tout film en compétition devra obligatoirement sortir dans les salles françaises. » 2.000 films sont envoyés chaque année à Cannes, 500 sortent dans les salles françaises sur la même période. Faites le calcul, y a comme un problème.
La Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (l’ARP), elle, appelle à dépasser la polémique Netflix-Cannes, et demande au prochain gouvernement de s’emparer rapidement du dossier. Frédéric est d’accord, seul le ministère de la Culture peut aujourd’hui débloquer la situation, faire évoluer la chronologie des médias et moderniser le système vertueux de financement et de diffusion des œuvres.