Maren Ade «surprise que "Toni Erdmann" fasse tant rire»: Elle pensait «avoir réalisé un drame»
INTERVIEW•Maren Ade, la réalisatrice de « Toni Erdmann », revient sur la conception d’un film que d’aucuns considèrent comme l’un des plus marquants de l’année…Stéphane Leblanc
Quel drôle de titre de film, Toni Erdmann. C’est d’abord le nom d’emprunt d’un père qui s’invente un personnage loufoque afin de reconquérir l’affection de sa fille trentenaire et renouer une relation distendue par le temps.
Mais Toni Erdmann, c’est aussi un film allemand qui raconte les ravages de l’ultralibéralisme à l’heure de la mondialisation puisque le temps à consacrer à sa vie personnelle, dont l’héroïne manque tant, est en réalité entièrement occupé à restructurer des entreprises en Roumanie. Toni Erdmann, c’est encore un film doté d’une touche « néoféministe », involontaire, maladroite, mais déterminée, quand la jeune femme, employée modèle corsetée dans un univers d’hommes, se lâche et fait tout voler en éclat.
Toni Erdmann, c’est enfin – et surtout — une comédie de mœurs où l’on rit, où l’on pleure, où l’on se lève au milieu pour applaudir, où l’on passe par la palette entière des émotions. Ce qui est rare à Cannes, où le spectacle, en mai dernier, était aussi dans la salle. Et encore plus rare quand le film en question rentre bredouille de la Croisette. Mais qu’importe, nous y voilà : le film de l’Allemande Maren Ade sort ce mercredi 17 août en salle et vous allez pouvoir juger par vous-même, rire, pleurer, vous lever au milieu du film et applaudir si vous le voulez. Ne serait-ce que pour donner tort à George Miller et ses jurés qui se sont quelque peu « troués » sur ce coup-là…
Trêve de bavardages. Il est temps de donner la parole à Maren Ade, puisque c’est elle, la responsable de ce film irrésistible et un rien monstrueux de 2h42…
Quand même cette durée de 2h42, personne ne vous a dit que ce pouvait être un frein au succès du film ?
Oh si, il y a eu conflit tout au long du tournage entre la productrice Maren Ade qui voulait réduire ce que la réalisatrice Maren Ade filmait en toute liberté… On a envisagé de raccourcir le film, c’était plus raisonnable, mais il manquait alors tout ce qui le rendait savoureux. Finalement, la version courte paraissait plus longue que la longue… et c’est la réalisatrice Maren Ade qui a gagné.
Quels moments du film, par exemple, fonctionnaient mieux sur la durée ?
Celle où Inès, l’héroïne du film, se met à chanter. C’est ce qui a suscité à Cannes la stupeur et l’hilarité du public. Si on ne laisse pas une certaine langueur s’installer juste avant, elle ne peut pas faire rire. De même, la soirée organisée à la fin du film ne pouvait pas être aussi drôle si on ne laissait pas toutes les péripéties advenir de manière spontanée, au rythme des surprises qui adviennent…
Etiez-vous sûre de vos effets comiques au moment de tourner les scènes ?
Au contraire ! Elles ne donnaient souvent pas grand-chose sur le papier. Certaines semblaient too much, d’autres inconséquentes. On n’était sûr de rien. Et puis on les a tournées. Si elles n’avaient pas fonctionné, on les aurait supprimées. Mais on a souvent choisi de les pousser à l’extrême et c’est ainsi qu’elles ont pris une ampleur qui nous a tous surpris. Il faut dire que j’avais des comédiens prêts à tout oser…
Il y a des scènes qui font rire, mais d’autres aussi qui font pleurer. Comment avez-vous dosé cela ?
Je n’ai rien dosé, mais je me suis identifiée au personnage. Inès, c’est moi, même elle endosse le mauvais rôle finalement. Et ce père qui sort son dentier à tout bout de champs, c’est clairement une référence à mon père qui faisait la même chose avec un dentier que je lui avais offert, au restaurant pour se plaindre avec humour par exemple…
Mais j’ai bien veillé à faire en sorte que les personnages soient universels, profonds, touchants, et que les spectateurs puissent se retrouver dans ce qu’ils vivent, sans jamais leur imposer des moments où il faut rire, des moments où il faut pleurer. J’ai laissé les acteurs s’emparer des situations et c’est peut-être ce vent de liberté qui a payé.
Vous êtes une femme et on a dit, à Cannes, que votre film était féministe…
Il y a une scène où l’héroïne essaie de faire l’amour « autrement ». De manière un peu « néoféministe » pourrait-on dire, mais elle n’est pas toujours comme ça. D’ailleurs, ce qu’elle essaie de faire, elle le fait pour la première fois. Le féminisme n’est pas une revendication pour elle. C’est juste qu’à un moment, elle est dans un univers d’hommes, elle en a marre et elle se rebelle…
« Toni Erdmann » n’est-il pas malgré tout un film politique ?
Je ne pense pas, même s’il est vrai que c’est un film où chaque personnage oppose son système de valeurs. Winefried, le père, fait partie d’une génération de gens qui ont été marqués par la guerre et le nazisme, pour qui la liberté ne va pas de soi mais doit être conquise, dans le respect et l’honnêteté. Pour lui c’est ainsi qu’on arrive à la réalisation de soi. Ce sont ces valeurs qu’il a inculquées à Inès qui, de son côté, et même si elle en a profité, sait bien qu’aujourd’hui le monde a évolué et que tout est devenu beaucoup plus complexe…
Comment avez-vous vécu le festival de Cannes, du buzz qui a suivi la première projection jusqu’à l’absence du film au palmarès ?
Oh, je n’en suis pas morte ! Et j’ai au moins été très agréablement surprise de voir que le film avait touché du monde et tant fait rire alors que j’étais convaincue d’avoir réalisé un film sombre, un drame mélancolique et dépressif comme son sujet. Mais comme les salles sont immenses à Cannes, il y a eu un effet d’entraînement. Et d’emballement : les gens ont tout de suite parlé de palme, mais moi je n’y ai jamais cru, peut-être par superstition, peut-être par ce que ce n’est que mon troisième film et que je ne l’ai terminé que quelques jours avant le début du festival…
Après la projection, je suis repartie dans ma famille alors que tout le monde m’incitait à rester. Le buzz était tel que le film n’avait plus besoin de moi pour se vendre. Et il s’est vendu dans le monde entier.