Patrick Eveno: «France Soir va mourir»
MEDIAS•Le quotidien fondé en 1944 arrête ses rotatives. La version papier prend fin, plombée par de très mauvaises ventes et des pertes financières abyssales. Patrick Eveno, historien des médias et médialogue, répond aux questions de 20Minutes sur l'avenir du journal...Propos recueillis par Charlotte Pudlowski
Presque 70 ans d’existence et le journal va passer sur le web. Pouvait-on s’y attendre?
On ne s’attendait pas à un dénouement si rapide, ni à la volonté de basculer sur Internet. La stratégie du propriétaire, Alexandre Pougatchev, ne le laissait pas deviner. Et en même temps, depuis deux ans, il perd deux millions d’euros par mois. C’est une catastrophe économique que Pougatchev n’a pas les moyens de poursuivre. Son père a des problèmes en Russie, lui renouvelle la marque Hédiard en France, qui lui appartient… Il a autre chose à faire qu’injecter des millions en pure perte dans un journal. Il a cru au prestige de France Soir, mais celui-ci n’existe plus.
La valeur de la marque était irrécupérable?
Dans les années 50 et 60, France Soir était le grand journal populaire; mais dès la fin des années 60 déjà, les ventes ont commencé à chuter. Quand Pierre Lazareff [ancien gérant et directeur général du quotidien] meurt, en 1972, France Soir a déjà perdu la moitié de son lectorat. Pierre Lazareff n’a pas su faire face à l’expansion de la télévision, qui a conquis l’audience populaire. La chute commence au milieu des années 60 et elle est continue. Quand Hersant rachète le titre en 1978, on est encore assez haut; quand il vend au début des années 90, le journal est déjà tombé à 200.000 exemplaires et continue de dégringoler. Il passe de main en main et quand Pougatchev reprend le titre en 2009, il est à 22.000 exemplaires.
Les Anglais, avec le Sun, les Allemands, avec Bild, se sont lancés dans la presse à scandale. Pourquoi pas la France?
Nous n’avons pas su, mais surtout nous n’avons pas voulu le faire. La presse tabloïd, avec du sport, du sexe, et des scandales fait du populaire trash, qui fait parler les foules au comptoir du café du commerce. C’est ce que France Soir aurait dû faire il y a longtemps, mais les journalistes n’en avaient pas envie, les pouvoirs publics non plus, et les actionnaires de même. Ce sont ces gens-là qu’on a écoutés plutôt que les lecteurs.
Alexandre Pougatchev a pourtant mis beaucoup d’argent pour rénover le journal…
Pas assez. Il a rénové le journal, versé plus de soixante millions d’euros, mis le journal à 50 centimes pendant un moment, ce qui était crucial pour faire face à la concurrence des gratuits, concurrence principale des journaux populaires. Et Pougatchev a fait passer à 80.000 le nombre d’exemplaires à un moment donné, mais il recommence à retomber. Quand Springer [le groupe propriétaire de Bild] a envisagé un Bild à la française, ils ont estimé qu’il leur fallait 300 à 400 millions d’euros. Un grand journal populaire, quoi que l’on pense de la ligne éditoriale, nécessite beaucoup de pages, de journalistes, de photos, de mise en scène… Donc d’argent. Le Sun a plus de 300 journalistes, le Bild plus encore... Ils ont une vraie force de frappe qui leur permet de débusquer l’info.
Est-ce que sur le Web, France Soir pourra vivre une seconde vie?
Non. Ils ne bénéficieront pas du prestige du titre, que seules les grand-mères estiment aujourd’hui. Et ils vont se retrouver en concurrence avec de grands titres de presse. France Soir a un problème de positionnement. Ne serait-ce que son nom, alors que depuis des années, il paraît le matin… Il ne peut plus réunir que le lectorat du PMU, mais il y a d’autres journaux pour ça. Le journal a eu une place à part par sa splendeur, mais maintenant c’est terminé. Pour moi c’est un journal qui va mourir.